Edgar Morin constitue un petit groupe de personnes qu'il imagine être représentatif de la France de 1960 : Régis Debray, qui vient de rentrer à l’Ecole Normale Supérieure ; Jean-Pierre Sergent, un autre étudiant porteur de valise au sein du réseau Jeanson (réseau démantelé cette année-là et dont le procès s’ouvre le 5 septembre) ; Angelo, ouvrier chez Renault ; Marceline Loridan et passera à la réalisation à partir de 1968, avec notamment La Petite prairie aux bouleaux), rescapée d’Auschwitz et de Theresienstadt et enfin Marilou (Marilu Parolini qui travaillera par la suite dans le cinéma et deviendra scénariste à la fin des années 60), l'exilée italienne triste en amour. Rouch, quant à lui, introduira au cours du film un élément extérieur, Landry, un étudiant ivoirien fraîchement débarqué en France et dont la présence va quelque peu dynamiter ce que Morin a mis en place.
Ces discussions s’accompagnent de portraits plus intimes des protagonistes, et c’est à partir de cet ensemble que se dessine un formidable témoignage de la France des années 60. La crise, le travail, la consommation, la guerre d’Algérie, le féminisme, l'immigration... On plonge de plein pied dans cette fin des années cinquante marquée par la Cinquième République et la décolonisation. Derrière ces bouleversements, on sent très fort la présence d’une France archaïque et sclérosée qui craint le changement, mais on sent aussi cette aspiration d’une partie de la population à la modernité et la liberté, on sent frémir ce vent nouveau qui va souffler sur le pays quelques années plus tard.
Ce qui est mis en branle est si fort, si impressionnant, que même lorsque Jean Rouch trouve qu’il faut faire respirer le film et qu’il emmène toute la troupe en vacances à Saint Tropez, il continue à se passer des choses profondes et magnifiques. Ainsi, lorsqu’ils croisent une pin-up le long des quais où s’entassent des yachts luxueux, on s’attend à une parenthèse humoristique, voir ironique… Et l’on se retrouve finalement avec une séquence incroyablement émouvante où la pseudo BB raconte des choses essentielles sur sa vie qui résonnent en nous de façon inattendue.
Si tous les personnages sont traités à égalité dans le film, on aura tout de même une tendresse particulière pour Angelo qui raconte si merveilleusement l'aliénation par le travail, la façon dont l'ouvrier est retenu prisonnier de sa condition et n'a pas la possibilité de découvrir comment vivent les autres, qui ils sont.
On les voit ainsi s'interroger sur ce qu'ils font, sur leurs choix, partager leurs doutes à la fois avec le spectateur et avec les protagonistes du film, comme lorsqu’ils pensent à un moment que cela ne va pas marcher parce que comme le dit Morin : « Rouch, il trouve que la vie est marrante et moi je trouve qu'elle ne l'est pas. »
Chronique d'un été est aussi passionnant par ce qu'il raconte de la société et de l’homme que par la démarche de ses auteurs et les questions de cinéma qu’il soulève. Mélancolique et joyeux, profond et léger, grave et futile, c’est l'un des grands chefs-d'œuvre du cinéma documentaire.