Un film c'est une histoire. Citizen Kane c'est l'Histoire.

Instinctivement on se dit qu'il n'y a que deux arts véritablement absolus : la littérature et la musique. Leur forme étant tellement pure, les œuvres échappent aux effets de mode, aux courants et ainsi à l'usure du temps. On se dit par ailleurs que le cinéma, comme tout medium sujet aux évolutions techniques, est particulièrement vulnérable, qu'un film est finalement une oeuvre temporaire, destinée à tomber en désuétude une fois la nouvelle caméra inventée, une fois le nouveau palier technologique franchit. Pour vous sortir cette idée de la tête, il y a un remède : regarder Citizen Kane.

Le regarder encore et encore même. Tout au long de sa vie de cinéphile. Tout au long de sa vie tout court car Citizen Kane est un film sur la vie d'un homme et un film sur la vie tout court. Orson Welles, ce géant, cette légende, nous dit une chose simple dès 1941 : le cinéma ne doit jamais oublier qu'il est un vecteur d'histoires. L'expérimentation est une chose respectable, le style, la photographie, le mouvement, toutes ces choses composent le cinéma, ils sont ses membres, mais son coeur, son âme véritable est et restera toujours l'histoire.

Et Citizen Kane raconte une histoire. Welles se joue des conventions, malaxe la structure, le montage pour nous dire tout puis rien du tout de Charles Foster Kane. Il voyage dans le temps, en arrière puis en avant, il multiplie les points de vue, il brouille les pistes puis les explicite pour nous RACONTER UNE HISTOIRE. Et c'est parce que Citizen Kane est si bien écrit, si bien construit, si joliment doté en dialogues raffinés et justes qu'il est précisément insensible au temps. Regarder Citizen Kane aujourd'hui c'est regarder Citizen Kane en 1941 et en 2050.

On n'évitera évidemment pas de parler du travail de mise en scène de Welles qui savait tout faire mieux que les autres et mieux que la plupart de ceux qui œuvrent aujourd'hui. C'est à dessein que j'utilise le terme de mise en scène plutôt que celui de réalisation. Welles compose ses plans, il travail son champs dans sa profondeur et son amplitude, il place ses personnages, travaille ses décors pour créer du Beau mais surtout pour raconter son histoire, encore et toujours. Le cinéma de cette période c'est le cinéma du cadre et de son frère jumeau : le cadrage. C'est le cinéma du vrai gros-plan, c'est le cinéma de la séquence qui dure et qui dure, c'est le cinéma sans champs, contre-champs ou presque, c'est le cinéma encore vierge des artifices modernes de la coupe épileptique, du flou de profondeur, du mouvement perpétuel. C'est le cinéma de la caméra qui écrit sur l'écran comme la plume de l'écrivain sur la feuille, c'est le véritable cinéma d'auteur et pas toutes ces conneries qu'on se raconte aujourd'hui ; c'est le vrai cinéma d'auteur parce que c'est celui du réalisateur qui se met véritablement au service de l'histoire et pas au service de son propre égo, de sa propre virtuosité supposée ou réelle (Alejandro elle est pour toi celle-là).

Bref, vous l'aurez compris, Citizen Kane c'est du Cinéma avec une majuscule, c'est de l'art mais pas trop, c'est tout simplement une histoire qui résonne encore aujourd'hui, qui tisse sur des thèmes qui touchent par-delà les époques, qui ne se la raconte pas et qui est beau dans la simplicité de sa justesse. Citizen Kane a apporté techniquement au cinéma mais sa plus grande contribution restera peut-être sa capacité à lui donner une définition : le cinéma c'est l'art de raconter des histoires. C'est Orson Welles qui le dit.