Terrés dans leur routine, ils incarnent l'Amérique profonde, celle des errances d'âmes en proie aux tourments de l'Ennui. Abandonnées par un système qui les a exclues et opéré sa sélection en les plaçant sur le banc de touche de l'Education, ils gagnent misérablement leur croûte en fournissant de maigres services à des convives dont le caractère insolite représente l'intérêt majeur du film. Et c'est parce que tout cet univers s'anime, entre un vidéo-club et une superette, que ce qui semble sur le papier d'un terrible ennui est transcendé à l'image par des situations impromptues et cocasses. Ainsi ce contexte, pourtant propice au néant, prend tout son essor dans les personnalités respectives des deux protagonistes. Voisins de pallier, ils ne se confinent non pas à l'immobilité de rigoureusement tenir leurs commerces respectifs, mais interpénétrent leurs quotidiens par l'entremise du tempérament volontaire du jeune et insolent .... Ce dernier donne indiscutablement tout son caché à une sorte de relation père-fils agitée par les incontournables remous de la Passion (oui, avec un grand P) humaine. Parce qu'elle n'est pas uniforme, mais se dispatche entre un amour social pur et simple, une virilité bestiale contenue par les artifices du porno quand elle n'est pas crument exprimée par le Verbe, une colère réprimée qui crée la frustration et son aboutissement en une violence verbale et physique, elle est le moteur d'un film qui tourne en roue libre. Basé autour d'une organisation en sketchs disparates, ils confirment l'adage selon lequel le premier film est toujours le moins sage et concentré en cela qu'il fourmille d'un maximum d'idées dont le minimum de places empêche la fouille approfondie.
Mais pour ce qui est de sonder l'Humanité, le film se charge à merveille de la fouille au corps, en représentant caricaturalement tous les types les plus tordus de la fosse américaine. La comédie prend évidemment le pas sur le réalisme, quand ce conglomérat de dealers, de pervers, de salopes, de fougueux, de victimes, de coincés, j'en passe et des meilleurs, entre joyeusement en collision au sein d'un microcosme dont les stores clos par des chewing-gums fourrés dans les serrures emprisonnent un peu plus ce petit monde consanguin sur lui-même.
Et pourtant, qu'est-ce que ce monde nous est familier, tiré par les cheveux comme il est, mais perdu dans une ville moyenne que nous ne connaissons que trop, celle de la précarité et des échecs de l'humanité face à de trop grandes attentes, issues de l'extérieur comme de notre for intérieur. L'idéal à bout de bras, plongé dans un récital de répliques et anecdotes toutes plus saugrenues et cultes les unes que les autres, confère à ces jeunes oubliés une richesse inestimable que le monopole des beaux-quartiers qui les a enfantés ne peut pas même imaginer. Cette richesse, c'est aussi l'amitié, rien que le fait de pouvoir compter sur une épaule sur laquelle se reposer, une figure morale sur qui rebondir pour confronter sa propre personnalité à autrui, et ainsi évoluer vers, peut-être, un utopique meilleur. Mais alors les illusions, quand elles s'agglutinent autour de l'indécrottable couple d'acteurs inimitable, ne peuvent longtemps résister à leurs regards acerbes, qui gagnent en puissance et intensité à mesure qu'ils interagissent et mêlent leurs existences déchues. Exit les espoirs d'amours juvéniles signés dans l'éternel, adieu le repli sur soi pour se complaire dans la lamentation de sa propre condition... Ne subsiste que l'unité d'un duo de choc autour duquel gravite des personnages secondaires qui constituent les instruments initiateurs d'un comique tenu de main de maître par un pot de terre et un pot de fer devenu pot pourri. Le nombril jeté aux oubliettes, tout tient comme vous l'aurez compris dans la fusion de cette paire de destins qui n'est pas sans rappeler que le monde fonctionne bien en binôme, ne serait-ce que par la forte propension à la représentation de nos parties érogènes à l'intérieur du film.
Souvent ras la ceinture, le message satirique est pourtant largement frais. Bien qu'échappé des années 90, il retentit à nos oreilles non pas comme un écho lointain mais comme le murmure d'une frange de la société en sempiternel déclin qui ne trouve son exutoire qu'en l'entraide et l'interaction sociale seuls à même, si ce n'est d'atteindre le bonheur, d'y tendre devant l'éternel.
Adrast
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le 14 déc. 2010

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