[Article contenant des spoils]
Après Ida, que je considère comme un chef d'oeuvre, j'étais impatient de découvrir le nouvel opus, également en noir et blanc, de Pawlikowski.
La première partie relève le défi : on retrouve la beauté formelle qui m'avait ébloui, ainsi que la lenteur du rythme, qui permet de s'imprégner des images. Au son des chants traditionnels polonais, touchants par leur rude simplicité, on suit la formation au chant et à la danse de Zula, l'héroïne. Par son caractère bien trempé (qui nous vaut cette réplique culte, lorsqu'elle explique pourquoi elle a tenté de tuer son père : "il avait tendance à me confondre avec ma mère, mon couteau lui a montré la différence"), elle s'impose rapidement comme l'une des étoiles de cette troupe, censée glorifier le stalinisme qui a fait main basse sur la Pologne.
Wiktor, directeur musical de cette troupe, la remarque, tombe amoureux. Dans une très belle scène, il lui demande de chanter ce qu'il joue. Et c'est "I Loves You Porgy" (seuls les connaisseurs l'auront noté) : un standard de jazz, qui annonce donc la deuxième partie. Et qui parle, déjà, de séparation ("Don't let him take me, don't let him handle me and drive me mad, if you can keep me, I wanna stay here, with you forever, I'v e got my man").
A la suite d'un concert, où l'effigie de Staline descend majestueusement derrière le choeur, les deux vont copuler dans les toilettes (un cliché du cinéma, que Pawlikowski eût pu nous épargner). On les retrouve ensuite couchés dans l'herbe, où Zula apprend à Wiktor qu'elle "informe" le pouvoir à son sujet. Première contrainte du régime sur leur amour. S'ensuit une très jolie scène où Zula se jette à l'eau toute habillée et chante en faisant la planche !
L'emprise sur la musique de Wiktor se fait plus pressante lorsque le directeur de l'école de musique, Kasczmarek, demande que l'on ajoute des chants glorifiant le régime stalinien. Wiktor ne pipe mot mais sa collègue (que l'on devine aussi sa maîtresse) proteste. Après un deuxième concert, à Berlin, superbement filmé, c'est pourtant Wiktor qui décide de passer à l'Ouest... avec une facilité déconcertante, et qu'on s'explique mal d'ailleurs.
Las, Zula ne le suit pas. Elle n'est pas au rendez-vous et l'on retrouve Wiktor seul à Paris, où il est devenu pianiste de jazz - on n'évite pas, là non plus, totalement les clichés, le pianiste mal rasé qui joue jusqu'au bout de la nuit pour exprimer son mal-être...
Là débute la deuxième partie, nettement moins réussie. Pawlikowski semble moins inspiré dans ses plans et l'intrigue n'est pas toujours passionnante. Le film étant centré sur la musique comme vecteur émotionnel, c'est le jazz qui prend en Occident toute la place : musique de la liberté, musique sophistiquée aussi, mais musique désincarnée pour des Polonais, très loin de leurs racines. Wiktor va retrouver Zula, et tenter de l'intégrer dans ce monde. Bien qu'elle chante très correctement le jazz (c'est un professionnel de la question qui vous l'assure... même si l'on n'est quand même plus dans le jazzy glamour que dans le jazz), elle ne se sent pas à sa place à Paris. Le film aborde ici la place des migrants, et la difficulté à adopter une autre culture, tout autant que d'être adopté par elle. Zula va donc repartir, avant que Wiktor la rejoigne à Zagreb... Des sauts de puce de part et d'autre du rideau de fer. Wiktor, finalement, quitte à son tour Paris, pour repasser clandestinement la frontière, refusant la proposition de l'Ambassade polonaise de trahir pour le compte du régime.
Troisième partie donc, de nouveau en Pologne, où Wiktor croupit dans un camp. Zula va le tirer de là, grâce à l'aide de Kasczmarek, dont on comprend qu'elle lui a donné un enfant. Elle chante un truc absurde, sans plus aucun rapport avec sa culture. Elle demande alors à Wiktor de la tirer de là, définitivement. Les deux amants s'empoisonneront dans une très belle scène où l'on retrouve deux plans du début : une coupole donnant vers le ciel et un bout de visage d'une fresque. La première symbolisant la liberté, la seconde l'enracinement dans sa propre culture, qui auront tiraillé ce couple. Superbe plan d'un banc sous un arbre, que les deux amants quittent pour passer "de l'autre côté" : non plus à l'Ouest cette fois mais du côté de la mort.
Un film riche, en musiques, en plans poétiques, et une actrice, Joanna Kulig, qui crève l'écran : si Cold War ne tient pas tout à fait les promesses du bluffant Ida, il reste un film à ne pas manquer.
7,5