Cinq ans après Ida, le réalisateur anglo-polonais Pawel Pawlikowski poursuit ses investigations cinématographiques du pays natal avec Cold War. Quand le premier film se penchait sur la Seconde Guerre mondiale et ses séquelles vingt ans après, le deuxième se concentre sur le poids du communisme dans les années 1950, élargissant son voyage à Berlin-Est, Paris et la Yougoslavie. L’impression de diptyque est renforcée par l’abandon du casting britanno-américain de ses réalisations précédentes (My Summer of Love, La Femme du Vème) et de la couleur au profit d’une distribution « locale » et bien moins connue à l’international, et de la photographie de Lukasz Zal (aidé par Ryszard Lenczewki pour Ida), un noir et blanc léché et un format 4/3.


La douloureuse quête des origines d’Ida est cependant suivie par une histoire d’amour fou entre un musicien et fondateur d’une Académie de musique rurale polonaise et l’une des chanteuses qu’il y recrute. Souhaitant vivre leur relation à l’Ouest, Wiktor n’est cependant pas suivi dans sa fuite par Zula, et tous deux se retrouveront à plusieurs moments et dans plusieurs lieux au cours des années 1950, vivant chacun sa vie, et essayant parfois de vivre la même.


Or pour adhérer à un film d’amour, il vaut mieux adhérer à l’histoire d’amour qui y est présentée, et celle de Wiktor et Zula n’est pas aidée par l’audacieux montage de Jaroslaw Kaminski ou par le scénario dû au dramaturge Janusz Glowacki et au réalisateur lui-même. Multipliant les cuts pour abréger brutalement les scènes (un peu comme dans Les Confins du monde) ainsi que les ellipses, Cold War se veut sans fioritures, préférant ce dégrossissement assez peu conventionnel aux pénibles introductions et conclusions naturelles que l’on attend à chaque dialogue ou situation. Cette manière de nous concentrer sur sa substantifique moelle est tout à son honneur, mais empêche le spectateur de vivre le développement de l’intrigue romantique et d’y croire.


Cold War a heureusement une autre force, qui justifie à mon avis bien mieux le prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes que son image moins rigoureusement sophistiquée que dans Ida, sa musique, ou plus précisément, sa manière de traduire le lieu et le temps par la bande-son diégétique. Le film commence naturellement par nous faire entendre des chants et des accompagnements de danse « traditionnels », issus du peuple polonais, et que le régime communiste récemment implanté veut mettre à l’honneur pour opposer le génie de la base à la musique décadente de l’ancienne élite bourgeoise. Puis ce régime se figure qu’il ne faudrait pas trop mettre à l’honneur les slaves et leurs coutumes, et demande à l’Académie de faire figurer au programme des chants en l’honneur de Staline, du communisme et de sa modernité. C’est l’idéale retranscription cinématographique de ce que le Kundera de la période tchèque écrivait des errements culturels des soviétiques. L’Ouest, comme pays de la liberté, est le lieu du jazz, puis de la chanson poétique française (avec une petite pique contre l’absurdité prétentieuse de certaines paroles), alors même que l’intrigue a viré au Philippe Garrel avec les interventions de Jeanne Balibar et Cédric Kahn pour compléter le portrait de la bourgeoisie parisienne.


On ne détaillera pas toutes les instances de ce parcours historique par la musique afin de laisser au spectateur le plaisir de le découvrir, puisqu’il s’agit à mon avis de ce que Cold War a à offrir de plus original, de plus passionnant et de plus recommandable, par-delà ses effets de style et une intrigue qui rappelle du Christian Petzold, sans en avoir l’âme.


(initialement publié dans La Lettre d'Archimède : https://cinemaeldorado.wordpress.com/la-lettre/la-lettre-darchimede-101/cold-war/)

XipeTotec
6
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le 7 janv. 2019

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