- Samuel Beckett : Fin de partie -


Deux hommes se rencontrent au milieu d’une rue. Le premier, un déclassé du nom de Taupin (Gérard Depardieu) trimbale un caddy aussi vide que son existence. L’accessoire ne l’a pas toujours été. L’autre, un nanti, Foster (Christian Clavier) cherche à complaire à une histoire tyrannique et plutôt mal ficelée qu’il n’a pas écrite. Le gros n’a pas de scénario, alors il suit. De nos histoires pouvons-nous affirmer que la naissance et la mort exceptées (et encore, entre PMA et euthanasie nous n’avons plus notre mot à dire), le déroulement est le fruit de nos désirs exclusif ? Que vaut une trajectoire que tous ont le droit de farfouiller, d’influencer, d’amender. Avions-nous seulement vu ces rues que les technocrates nous invitent à traverser pour y chercher ce que nous ne désirions pas. La théorie du chaos se banalise. La digestion grincheuse d’une poignée d’actionnaire transforme le banquier en hôte de gîte rural, l’horticulteur en garçon de café… Un être vous tourne la tête et vous voilà en train de décorer une autre chambre à coucher, de caresser d’autres têtes blondes, de faire pisser un chien, vous qui n’aimez que les chats…


Le boulevari nez pincé qui a accompagné la sortie du film Convoi exceptionnel découragera ou embarquera ses derniers E.Spectateurs. On reproche ni plus, ni moins à Blier d’avoir incongrûment accouché du film de trop, produit un enfant de vieux, de s’être oublié. Après la résurrection de Lazare, Jésus déçut-il avec le sauvetage si peu spectaculaire de l’oreille de Malchus ? « T’as pas eu le scénario ? », gueule Astérix à Obélix au milieu d’un embouteillage. S’en suit une heure vingt d’errance dans les rues de Bruxelles (?) à s’interroger sur la vie en train de se faire et de se défaire. Les deux victimes de leurs illusions perdues ou simplement égarées, partent donc à la recherche du scénario, dont les pages à peine écrites sont livrées aux acteurs par un assistant. Le film avance, stagiaires, Showruneuse, Scipt doctor, dialoguistes, se bousculent, leur indifférente neutralité laisse place à de la nervosité. On approche de l’épilogue, du bilan, des audiences. Conscient du merchandising de l’art et du cinéma, des films à la demande, des scénarios interactifs, Blier et sa Showruneuse (Audrey Dana) n’évoquent pas un film de cinéma mais une série, des épisodes. Avant le fondu au noir le délire prend conscience, le spasme révèle. Cette mort-là ne ressuscitera pas. Le monde il est là, tout près, y a rien à foutre, il vous entoure, il vous suit à la trace, au fumet, il vous cavale au train comme s’il pouvait pas se passer de vous, à croire qu’on est indispensable, que si on disparait, crac ! tout s’écroule.


Parfois, on dirait du Beckett lorsque Clov et Hamm (Fin de partie) s’interrogent sur le sens de la vie : « - A quoi est-ce que je sers ? - A me donner la réplique ». Dans un scénario sans histoire (c’est mieux que le contraire), on s’accroche à ce que l’on croit reconnaître. Plus loin, sonne comme un écho à la réplique de Clov : « Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », Foster mort, répète quatre fois (qui croira au hasard) : « je voudrais revoir mon copain ». Les répliques fusent mais on lira chez les adeptes du c’était mieux avant que les canines de Blier sont irrémédiablement émoussées. Qu’on en juge : Votre femme n’est pas malade ? Vous lui palpez les seins ? C’est la première chose que je palpe… Chaque fois qu’elle se déshabille, je dois prendre un calmant… Elle me colle comme un poulpe… Quand une femme disparaît dans la nuit, il y a toujours une musique… Rien ne m’aura été épargné, même pas l’amour… Parfois c’est simplement poétique, lorsque comme un machiniste rappelle un rideau de théâtre, une boulangère remonte lentement les stores de sa vitrine, alors qu'un nouveau jour menace de se lever, devant nos deux naufragés. La plupart du temps, c’est burlesque et décalé… surréaliste. Et puis, il y a des scènes qu’on n’est pas près d’oublier : celle où muette Farida Rahouadj, œil vague, air buté mange un croissant. Suit le récit bouleversant de son histoire trop terrible pour figurer au scénario. Plus tard, on ne rit plus aux confidences sexuelles de l’ex compagne de Foster (Alexandra Lamie). Submerge l’aveu de leur amour non partagé. Mais non, pour certains, ça va jamais. Pourtant, Putain merde ! Tu vois ! Quand on nous fait pas chier, on s'contente de joies simples !


Comme une vie finissant devant l’œil de la caméra d’un cinéma moribond, les souvenirs défilent : l’embouteillage d’ouverture ressuscite le Grand embouteillage de Comencini (avec Mastroianni, Depardieu, Dewaere et Miou-Miou), on évoque Marcello Mastroianni (qui tourna avec Blier père Les Camarades de Monicelli), dans un cabaret au décor et au public très années soixante (cinquante même) Farida Rahouadj reprend la chanson de Suzy Delair : Danse avec moi (Quai des Orfèvres de Georges Clouzot avec Bernard Blier), dans un encadrement de fenêtre ressemblant à une loge de théâtre apparaît éclaboussée par la lueur d’une poursuite, une Madame Labouse au physique et au maquillage Fellinien…


De Depardieu, on ne dira jamais suffisamment (ou trop tard) le génie lunaire, cyranesque, l’approximation créatrice, le je-m’en-foutisme lumineux. La scène finale où il donne la recette du poulet cocotte sur le ton de la conversation console peut-être de quelques scènes longues ou complaisantes (en fait, elles le sont toutes, mais c’est ça Blier). Christian Clavier en quête de rédemption se laisse embarquer par Blier même s’il est évident que son billet sera du type aller-retour. Le combat d’ogres ne laisse pas sur sa faim. Clavier est un grand comédien. Depardieu, est énorme à lui-même. Tragédienne douloureuse, Farida Rahouadj, ballade son spleen du coté de Racine. Elle a la tristesse souriante de Jeanne Moreau. Hypnotisés par les phares de l’objet filmant non identifié, les comédiens : Lutz, Dana, Testud, Lencquesaing, Marchand, Lamy… transcendent l’absurde en texte classique. Après tout, Beckett le provocateur n’est-il pas devenu depuis longtemps classique ? Entre Mahler et Barber, plane remarquable la musique de Grégoire Hetzel. Certes, le caillou aux arêtes vives s’est émoussé. La hargne cède un peu à la nostalgie. Comparé à Blier, Blier ressasse. Pourtant, « préparez vos mouchoirs » dépassait-il « les valseuses » ; « merci la vie » fit-il oublier « trop belle pour toi » ? Longtemps après la morosité de nos regards incréatifs, le chant d’amour, l’ode magnifique à la femme, à la vie et à la mort absurdes résonneront encore. Magistral. Un film que l’on regrettera un jour de ne pas avoir aimé.

Lissagaray
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le 24 juil. 2019

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