Non mais franges(ment), ils exagèrent !

Georges, la quarantaine, plaque tout du jour au lendemain pour s'acheter la veste à franges 100% daim de ses rêves : Lui dirait blouson. L’achat lui coûte toutes les économies du couple. Une conversation téléphonique et une visite à la banque nous apprennent que l’ex compagne de Georges, sa banquière, le monde entier, invitent le futur antihéros à aller se rhabiller. Sans argent, Georges échoue dans une province lugubre, grinçant comme la porte d'un container à vêtements. Entre un hôtel jaunâtre et un rade trop lambrissé pour être honnête, Georges va pouvoir réenchanter sa vie.


Avec cette dernière tragi-comédie Ionescienne portée par Jean Dujardin et Adèle Haenel, Quentin Dupieux réalise son film le plus accessible. Dans ce Daim, s’incarne le fétiche, le totem, c’est à dire l’objet considéré comme le support ou l'incarnation de puissances suprahumaines et, en tant que tel, doué de pouvoirs magiques du moins dans certaines religions primitives. Cette définition académique renvoie aux nouvelles croyances des sociétés consuméristes : sans objet pas de bonheur. Notre primitivité les intéresse. Georges et son Daim dialoguent mais personne n’y croit. Des objets comme ça, il y en a pas mal au cinéma : le crâne de Hamlet, la casquette et la pipe de Sherlock Holmes, la moustache d'Hercule Poirot, la psychopathe Plymouth Fury modèle 1958, (Christine de Carpenter), le fouet et le chapeau d’Indiana Johns (Spielberg), le ballon Wilson (Seul au monde de Zemeckis). Tous ne parlent pas mais tous savent se faire comprendre. Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?


Blagueur, le destin lui offre en prime une caméra numérique. Désœuvré, Georges film l’objet de son nouvel amour et lui dans son amour. Photos de mariage, cliché de lune de miel à Maubeuge, sextape des samedis soir sans ciné... Dans un bistrot ressemblant à l’antre d’une sorcière, il se fait passer pour un cinéaste, vendant pour quelques verres la folie du rêve à une jeune femme elle aussi déclassée. La société ne nous regarde pas (plus ?). L’homme, sa parure, sont vite relégués au rang d’objets ringards, obsolètes. La rédemption, la transcendance offrirons peut-être la deuxième chance du vintage. Aufersteh’n, ja aufersteh’n wirst du. Le blouson démodé colle au personnage. Il est usé sans qu’il y manque une seule frange.


La quarantaine passée de Dujardin sied au rôle. Comme on dit : il porte bien. Désabusée, admirative, curieuse, Adèle Haenel, conduit Denise, de l'ennui à la folie douce, de la folie douce à la folie destructrice. Lady Macbeth souffle à Denise : prend les choses en main ; Hâte-toi d’arriver, que je verse dans tes oreilles l’esprit qui m’anime, et dompte par l’énergie de ma langue tout ce qui pourrait arrêter ta route vers ce cercle d’or dont les destins et cette assistance surnaturelle semblent vouloir te couronner.La psychologue Catherine Chabert assigne à « l’usage douloureux de l’objet » une fonction majeure ; un objet n’est pas seulement de satisfaction ou de frustration, mais aussi un objet souffrant. Cette douleur de l’objet soutient le mécanisme de l’identification. Les degrés de la folie de l’un se parent d’accessoires complémentaires et toujours 100% pur daim. L’autre, accepte de passer de la folie du rêve à la folie du cauchemar, le projet de Georges révélé. Dans l’idéal, elle se verrait bien monteuse. Trouver sinon un sens, du moins un rythme aux histoires et à leurs films qui s’étiolent.


L’exosquelette 100% pur Daim prend possession du corps et de l’esprit de ce RoboCop, de ce Transformer. …O dignité ! O pompe extérieure, qu'il t'arrive souvent d'extorquer le respect craintif de la multitude insensée, par l'éclat de tes vêtements, de ton enveloppe visible, et d’enchaîner les sages séduits à tes fausses apparences ! (Mesure pour mesure, William Shakespeare). Georges est possédé par sa possession. Denise (la fille derrière le comptoir) ne comprend pas mais elle adhère. Ils ne subissent plus l'incompréhensible, ils agissent non sur le scénario du film de leurs vies mais sur son montage. A un paysage sans intérêt, la vitesse confère des allures de fresque. Le détail tue l'envie de voir.


Notre télécommande fait le programme. Nos portables gèrent leurs priorités au détriment de nos emplois du temps vides. Mieux qu'un vieil ami, mon ordinateur me conseille des lectures (après la lecture du blog de Catherine Chabert, toutes les nouveautés en psychanalyse, psychiatrie, philosophie : plus rien à faire). Un slip porte-bonheur serait de meilleur conseil qu'un DRH chargé de bilan de compétence. Les quelques cailloux de ce trappeur 100% perdu dans une forêt profonde bordant l’Enfer, balisent le chemin du drame. Le jeu de massacre sous tendu est gore, jouissif, prévisible. L’ordre fout la paix au désordre. Les moustaches de gendarmes, les vieux garçons déductifs, les pimbêches méthodiques… subissent le couperet de la monteuse. Toute morale à cette parabole serait purement fortuite.


Sorti du cinéma, j’ai trouvé le discours de Dupieux intelligent, intuitif, anar. Je suis rentré chez moi et j’ai regardé la télé. Les chatons photographiés jusqu’à l'ailurophobie ; des chiens portant des vêtements de plage ; des esseulés auto portraiturés à en dégoûter Narcisse des ondes pures ; des ongles contenant de vrais asticots ; des corps tatoués râlant leurs regrets dans des langues inconnues ; des corps torturés à plaisir pour des plaisirs somnolents… [comme l’écrivait Victor Frankenstein : mes yeux sortaient de leurs orbites devant les détails de mon œuvre]. Tous les moyens d’attirer l’attention de ceux qui ne nous aiment plus, et pour cause. De ceux pour qui nous ne représenterons jamais qu'un petit 30%. Finalement avec ce 100% Daim, le sage Dupieux ne va pas chercher bien loin sa folie. Aucun cauchemar ne peut rivaliser avec la vie quotidienne. Pour Denise, Georges et les autres, le pire ne serait-il pas de vivre le destin promis, jusqu’au bout. Échapper à quarante-cinq ans passés derrière un comptoir ou un bureau mérite bien qu’on casse sa tirelire.


Au passage merci à Jean Dujardin de ne pas aller toujours à la facilité des comédies où par ailleurs il excelle. Après le caustique I Feel Good et son incursion dans l'univers déjanté de Benoît Delépine, Gustave Kervern, bravo pour le choix de Dupieux. L'expert qui a réalisé son bilan de compétence était meilleur que le mien. Je soupçonne Dujardin d'avoir un objet fétiche sur lui.

Lissagaray
8
Écrit par

Créée

le 5 juil. 2019

Critique lue 391 fois

4 j'aime

3 commentaires

Lissagaray

Écrit par

Critique lue 391 fois

4
3

D'autres avis sur Le Daim

Le Daim
EricDebarnot
8

Folie contagieuse

N'étant pas un spécialiste du cinéma de Quentin Dupieux, que je n'ai découvert que tardivement, il me semble néanmoins que ce passionnant "Daim", malgré les apparences (et le pedigree du bonhomme),...

le 20 juin 2019

109 j'aime

12

Le Daim
Vincent-Ruozzi
7

La guerre des blousons

Rares sont les réalisateurs menant deux carrières bien distinctes frontalement. Quentin Dupieux appartient à ce cercle très fermé. Réalisateur de huit long-métrages à tout juste 45 ans, il est...

le 12 juin 2019

73 j'aime

10

Le Daim
Grimault_
7

Le Prisonnier du Daim cher

Pour cette 72e édition du Festival de Cannes, la Quinzaine des Réalisateurs s’ouvrait ce mercredi 15 mai sur un film français relativement attendu, à savoir Le Daim, septième long-métrage de Quentin...

le 16 mai 2019

57 j'aime

7

Du même critique

All Is True
Lissagaray
8

Shakespeare, le retour !

Ainsi, adieu même au peu de bien que vous me voulez ! Adieu, un long adieu à toutes mes grandeurs ! Voilà la destinée de l’homme : aujourd’hui, il déploie les tendres feuilles de l’espérance ;...

le 1 sept. 2019

7 j'aime

3

Le Daim
Lissagaray
8

Non mais franges(ment), ils exagèrent !

Georges, la quarantaine, plaque tout du jour au lendemain pour s'acheter la veste à franges 100% daim de ses rêves : Lui dirait blouson. L’achat lui coûte toutes les économies du couple. Une...

le 5 juil. 2019

4 j'aime

3

Rain Dogs
Lissagaray
10

Everywhere nowhere

Dans la veine inspirée de Blue Valentine (1978) et de sa vision hypnotique de Somewhere ( en lieu et place du sucrissime tube de Leonard Bernstein / Stephen Sondheim) et à la suite de la légendaire...

le 27 févr. 2019

3 j'aime