A bien y réfléchir, Corps et âme est avant tout un film sur la gêne : celle de deux maladroits ayant toutes les peines du monde à converger l’un vers l’autre, bien entendu, mais aussi celle d’une réalisatrice s’interrogeant sur le cliché qu’elle va exploiter, et les risques innombrables de voir son œuvre basculer dans la mièvrerie.


Mais Ildiko Enyedi ne peut renoncer à certaines images, comme celle d’un soleil unique qui ravirait la multitude des personnages, comme les sourires qui contiennent toute l’éloquence amoureuse de l’univers ou l’univers langagier du toucher.


A l’image de son personnage féminin, handicapée sociale tentant de s’initier à l’autre (infirme physique, et revenu du contact charnel pour l’avoir trop tristement pratiqué), la cinéaste procède par touches, et fait de la pudeur le gage de sa sincérité.


Bien entendu, le monde social ne cessera de dresser des barricades : il est patron, elle est employée, -mais trop méticuleuse pour ses collègues pour appartenir à leur caste. Le lieu même qui les unit, un abattoir, est le règne de l’efficacité technique, un laboratoire précis dans lequel la mise et la mort et la découpe, dont on nous ne nous épargnera rien, sont évoqués par un filtre presque pudique, documentaire qui ne cherche pas à susciter l’effroi. La partition est réglée, chacun doit jouer son rôle : la hiérarchie est posée, et la galerie des personnages secondaires dessinent une petite comédie humaine qui, par pudeur encore, ne tombe pas dans la satire : certes, on aborde un mariage raté, une nymphomane, la corruption policière ou la frustration d’un sous-fifre, mais avec une empathie et une justesse de ton qui font réellement exister les personnages. L’erreur de jugement du patron à propos d’un employé vient le rappeler sans trop s’appesantir : accéder à l’autre se fait par étapes et par efforts.


L’émoi se cache dans les détails, et la mise en scène traque ces instants de vérité ; par les regards, et les modulations sur des situations quotidiennes (le café, la cantine, surtout) dans lesquelles on ose, puis reflue, on expérimente, puis l’on échoue. Ce n’est pas un hasard si le personnage de Maria rejoue les scènes chez elle, avec des salières ou des playmobils : elle étudie, comme la cinéaste, les lignes de dialogue que son hypermnésie lui permet de restituer, et interroge les raisons pour lesquelles les scènes du réel ne fonctionnaient pas : des malentendus, des non-dits, de la pudeur, du découragement.


Les regards contenaient pourtant tout, et les deux comédiens sont sur ce seul registre assez exceptionnels. Et pour réellement transcender ce qui fait l’humain – le langage- , cette intelligence supérieure qui va paradoxalement le plus souvent l’entraver dans son expression, Endeyi recourt au monde animal. Dans le réel, c’est l’attention fugace mais bien présente portée aux vaches, lorsqu’elles attendent l’exécution. Et dans le rêve, le couple du cerf et de la biche.


Bien entendu, cette idée de rêve partagé renvoie à la romance de Peter Ibbetson, mais la comparaison s’épuise bien vite. Car de ce rêve, la cinéaste exploite tout ce que le réel ne peut offrir du fait de sa trop grande lucidité. Les animaux ne se préoccupent pas de leur être social, ils sont : c’est là ce qu’offrent ces incursions nocturnes, une évidence refusée ailleurs.


Et force est de constater que toutes les séquences oniriques (imposées sans transition, par plan cut, débarrassées de toutes les scories terribles qui embrument généralement la représentation du rêve) savent restituer avec une force rare la puissance de l’évidence. La forêt, la neige (dans une photo au contraste élevé, sombre et bleutée, qui tranche avec le solaire du réel) les bêtes. Le souffle, la matière, l’eau, le végétal, les troncs : le silence laisse enfin parler un univers qui a tant de choses à révéler. Ces séquences sont une véritable leçon de mise en scène en ce que le choix du cadre et le montage, les plans avec amorces filment le duo des bêtes comme un dialogue, et le spectateur y croit. C’est là, au cœur de cet échange dénué de mots, que se loge le sens d’une quête qui permettra aux individus de bien vouloir se mouvoir au réveil. Elle explique les regards, les sourires extraordinaires lorsqu’ils lèvent les yeux de la lettre qui décrit leur rêve commun. Elle permet aussi de vaincre les difficultés. Peter Ibbetson permettait les retrouvailles malgré la prison : dans Corps et âme, le rêve est une destination et a vocation à s’effacer lorsqu’il aura trouvé son substitut dans le réel.


C’est là le dernier point qui sauve le film de certaines démonstrations un peu didactiques (et un personnage féminin qui n’avait peut-être pas besoin d’être si lourdement atteint) : la maladresse des personnages à reconquérir cette évidence si facile à vivre dans le rêve occasionne des accidents, et par conséquent un humour qui fait souvent mouche. La comédie humaine prend alors un autre éclat, à l’image d’une scène de suicide qui joue habilement de tous les registres et permet aussi de donner du sens à l’envers du rêve : notre imperfection ne dit pas la tristesse de notre condition, mais bien la saveur qu’on peut lui trouver si l’on est prêt à la reconnaître.

Sergent_Pepper
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le 17 nov. 2017

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Sergent_Pepper

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