C'est toujours pénible de voir un mauvais film d'un réalisateur qu'on aime depuis notre première rencontre avec son cinéma. D'autant plus douloureux qu'après avoir vu quelques films de Friedkin, on commence à le connaître, à percevoir quels gestes habitent ses films, ce qui fait l'auteur. Sans créer des attentes particulières, cette connaissance permet de lire les intentions du réalisateur à travers l'apparition d'éléments narratifs, de personnages avec lesquels on est déjà quasiment familier. Dans Cruising, on trouve du sang (l'exorciste), des flics (french connection, Brink's job), une séquence d'introduction puissante (Sorcerer). On trouve aussi Al Pacino qui se demande tout le long du film ce qu'il fout là.


De la réalité des événements qui ont inspiré un film à l'objet final, il y a de nombreuses étapes auxquelles chaque réalisateur s'attardera différemment selon son style et ses objectifs. Le naturalisme de Wiseman n'a rien à voir avec celui de Pialat et pourtant les deux réalisateurs éprouvent la nécessité de faire passer le réel (social ou sentimental) à l'écran de façon différente. Wiseman passera énormément de temps devant des heures de rush à choisir les images qui font sens, tandis que Pialat va ne pas dire quand la caméra commence à filmer et donner des indications différentes à ses acteurs/trices sur le tournage pour créer des surprises de jeu. Si j'use de ces deux exemples c'est parce que je trouve qu'ils fonctionnent extrêmement bien dans leur style, que le traitement du réel est pensé, travaillé, et que sa restitution en cinéma est puissante, ça marche (Voir les scènes de repas de Loulou ou les séances d'entraînements des danseuses dans La Danse, le ballet de l'Opéra de Paris). Dans Cruising, Friedkin est très naïf quant aux récits dont il s'inspire pour certaines scènes. Il a pleinement confiance en quelques récits d'anciens flics et les balance à l'écran comme si le fait que ces scènes soit basées sur des témoignages les rendait automatiquement crédible. Ça ne fonctionne pas comme ça. Au premier visionnage, la scène de l'intrusion de Pacino dans l'appartement me paraissait aberrante. Dans les bonus du DVD sortie en 2007, on peut entendre un ancien flic, Randy Jurgensen, raconter cette scène :


"When this individual left his apartment, in broad daylight I went up the fire escape and went in the window and Billy(William) looked at me and I said: Billy, what you have to remember is that i'm a cop, if anybody stopped me from going up the fire escape i would have showed them my shield and I would have said to them i'm a cop working they would mind there business. We got back two o'clock in the morning and Billy wrote that. With Billy it had to be real."


Mais, face à un film, peu importe la réalité. Ici, la réalité n'existe pas: ces récits d'anciens flics, qu'ont-ils à voir avec la réalité elle-même? Il s'agit déjà d'un récit. Une histoire vraie c'est d'abord une histoire. Respecter cette histoire, lui faire confiance sans l'intégrer dans le contexte, dans l'enjeu du film rend, je trouve, la narration aberrante. L'argument du badge (shield) n'est à aucun moment mis en avant, du coup on voit juste Pacino qui rentre dans un appart’ par la clim en escaladant un appartement à la vue des passants prenant tout simplement sans réfléchir le risque de griller sa couv tranquillou.


Autre moment perturbant, la scène d'interrogatoire avec le grand type noir en slip avec un chapeau de cow-boy. Ce personnage apparaît dans le film comme une sorte d'excentricité, je me suis même demandé s'il ne s'agissait pas d'une sorte de vision de Pacino vu que quelques minutes plus tôt un suspect parle tranquillement à son père mort sur un banc. Dans Friedkin Connection (mémoires de Friedkin), ce bon vieux Bill nous raconte la réalité de cette scène:


"C'est ce qui arrivait dans la réalité, ainsi, lorsque quelqu'un se plaint de s'être fait tabasser par un grand noir de deux mètre en slip de cuir, tout le monde se fout de sa gueule."


C'est intéressant de savoir ça. Mais Friedkin a oublié d'intégrer le sens de l'anecdote dans le film et a seulement jeté la forme. Bien sur, on pourrait croire que cela fait partie du geste, que ça sème le trouble. Personnellement, même si c'est le cas, je vois ça comme une maladresse grossière.


Il existe de nombreuses versions de Cruising, celle sur laquelle je me base est la définitive, celle "revisitée" par Friedkin pour la sortie d'un DVD en 2007. En lisant le mémoire de Piotr Ignatowiez sur les versions alternatives des films de Friedkin, je découvre que la colorimétrie du film auquel on a majoritairement accès aujourd'hui n'est pas la même que celle de la version originale, et que certains effets ont été ajoutés par le cinéaste pour expliciter des aspects du film. Cela donne surtout l'impression que Friedkin découvre After effect. Solarisation lors du deuxième meurtre, couleurs qui saturent lors d'une prise de poppers, et enfin détourage de Burns en filature pour que le spectateur ne le rate pas sont autant d'effets qui tendent à rendre plus explicite le sens de certaines scènes mais apparaissent à l'écran comme de lourds masques à ranger du coté du mauvais goût. Alors que dans l'exorciste ou dans Sorcerer, les effets sont maîtrisés et même subtils (Ombre furtive de Pazuzu dans l'exorciste; arrivée de Scanlon à pied à la fin de Sorcerer), ici toute tentative parait grossière.


Le film n'est vraiment pas aidé par la performance lamentable de Pacino. Ces méthodes, d'apprendre son texte à la dernière minute sur le plateau, de se laisser surprendre par le milieu dans lequel il va jouer l'amène à rester figé, à ne rien faire d'autre que de flotter. Pendant la scène de la soirée commissariat que je trouve être une excellente idée scénaristique, un videur vient voir Pacino et lui dit:


"Are you a police officer? This is precinct night, you got the wrong attitude."


Burns, flic de son état, se fait virer d'une soirée commissariat parce qu'il n'a pas la bonne attitude. J'aime voir cette scène comme double. Le videur vire Burns du club et l'acteur-videur vire Pacino du film. Pacino le rejettera d'ailleurs, ne participant pas à sa promotion, le reniant définitivement. On peut penser qu'il a conscience de la médiocrité de sa performance. Friedkin dira lui-même qu'il était très déçu par l'acteur, sauf a un moment ou il se révèle en se mettant en colère.


Il y a aussi la relation avec la tendre et fragile Nancy incarnée par Karen Allen. Friedkin l'a choisie pour sa « fragilité, elle dégage quelque chose de très sensible ». En effet, elle s'avère parfaite pour incarner un cliché de femme fragile qui reste à la maison à attendre les questionnement de Burns. Ce contrepoint hétéro est navrant et illustre à lui seul l'absence de nuance dans la mise en scène du questionnement identitaire de Burns.


Il y a tout de même de bonne chose dans Cruising. Friedkin déploie tout son art dans la première scène de meurtre. L'acteur Arnaldo Santana est superbe dans ce rôle de première victime, extrêmement convainquant de la scène de drague au moment ou il est attaché et se fait tuer. Le meurtrier, sa voix, son "you made me do that" fonctionne puissamment quand il n'est pas entravé par des inserts ou des effets pénibles (la première scène de meurtre est quasiment sèche à l'exception de quelques contrechamps flash sur le visage du meurtrier). Cette séquence est vraiment d'école pour moi. Les plans à l'intérieur des clubs, ou tout le monde danse, la bande-son, ces lents travellings ou des jambes croisent des foulards, ou des fesses nues croisent des santiags sont très convaincants. L'environnement du film, l'ambiance générale est d'autant plus réussie qu'elle se passe dans de véritables clubs gays de New-York avec comme figurants des personnes issues de cette communauté. Seule la caméra a le même rapport distant avec ses figurants que Pacino. La peinture est très belle, bien réalisée, mais à aucun moment le film nous permet d'y pénétrer.


À l'instar de French Connection, dans Cruising, Friedkin utilise des récits de flics et des affaires criminelles comme piliers de sa narration. Seulement ici, Friedkin insiste par ces effets sur l'explication de certains éléments en laissant dans la confusion quant à d'autres pourtant important. Le spectateur est alors soit pris par la main (découpage pour montrer ou est Burns) soit ignoré (scène du grand noir en slip). Le résultat est soit confus soit grossier. Trois ans après le non-succès du chef d’œuvre Sorcerer, il est triste et dur de voir un film dont l'ambition est servie par des gestes aussi caricaturaux du style qui a fait Friedkin dans les années 70.


Piotr Ignatowicz, mémoire soutenu en septembre 2008, université Paris III
https://books.google.fr/booksid=qDXSXskvUZYC&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false?


William Friedkin, Friedkin Connection, mémoires d'un cinéaste de légende, éd. Points, col.Points Doc, 2017

BobChoco
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le 21 août 2017

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