Je me souviens d'avoir trainé des pieds quand ma mère m'a emmené voir ce film dans une minuscule salle d'art et d'essai de province. Je ne connaissais rien du cinéma argentin, rien du cinéma tout court d'ailleurs, j'étais encore un adolescent capricieux plus intéressé par des films grands spectacles.


Mais j'ai toujours été sensible à l'écriture et sensible aux films merveilleusement écrits. Dans ses yeux est un modèle du genre. Je le remercie de m'avoir éclairé sur ce que doit être un vrai scénario, bénéficiant d'une mise en scène ambitieuse et de thématiques traitées de manière peu conventionnelles. Beaucoup de films bavardent. Celui ci raconte vraiment quelque chose. Je suis ravi qu'un tel film ait pu avoir un peu de lumière aux Oscars, en remportant celui du Meilleur film étranger, sa qualité dépassant largement la plupart des productions récompensées lors de cette cérémonie. Je le considère de plus comme une bonne porte d'entrée au cinéma argentin, réalisé par un metteur en scène très connu en Argentine, Juan José Campanella et interprété par un acteur argentin célèbre, Ricardo Darin, visible de temps en temps dans des productions internationales.


La grande force du film c'est qu'il mêle avec équilibre plusieurs genres aux codes pourtant bien spécifiques sans que cela ne fasse un maladroit assemblage : policier, romance, récit introspectif et fresque politico-sociale en fond, il ne manque rien de ce qu'il entreprend. Explorant les bas fonds de l'Argentine péroniste et corrompue, des rues de Buenos Aires à la pampa, de la justice au football, il est aussi le portrait de l'Argentine.


Le film est en effet un modèle d'écriture, parvenant à mêler plusieurs intrigues, des flash back, de l'humour, de l'action, de l'enquête policière, et parvenant à instaurer de la tension et même des twists. On suit ainsi l'histoire de Benjamin Esposito, greffier du tribunal de Buenos Aires, qui se retrouve à enquêter sur une affaire de viol et de meurtre. Cette affaire va changer sa vie et le hanter des décennies durant. À la retraite il n'a toujours pas résolu cette enquête, qui n'est peut être pas tellement celle d'une femme assassinée qu'une quête personnelle, pleine de remords et de regrets. Il veut en faire un roman et ne parviendra à le finir qu'une fois le dossier définitivement clos. Entre temps il aura en enquêtant sur la vie de cette femme violemment assassinée découvert la passion et l'amour, insidieusement gâchées par les affres de l'Argentine, violente et corrompue. L'histoire des amours déçues est peut-être la plus touchante, celle gâchée par le meurtre, celle gâchée par la tiédeur, rendue platonique, réduite à des simples regards, plus amère encore.


Outre le charisme de Ricardo Darin dans le rôle d'Esposito, incarné dans un regard bleu vif assez incroyable, on découvre des personnages secondaires particulièrement bien écrits là encore et qui se voient développés. Le plus touchant est l'adjoint d'Esposito, Sandoval (Guillermo Francella), lui aussi yeux bleus, un fonctionnaire dépressif et alcoolique mais aussi loufoque, clown triste et terriblement loyal. Ils forment un duo improbable mais marquant. On trouve bien entendu la supérieure d'Esposito - Irene Menendez Hasting (Soledad Villamil), yeux verts - dont il est secrètement amoureux, le mari de la défunte, fou amoureux de son ex épouse, le tueur, fanatique et pervers, dangereux et fuyant, le rival, chef minable, corrompu et à la solde d'un pouvoir toujours plus tyrannique. Chaque personnage apporte sa pierre à l'édifice de l'intrigue.


Mais le plus grand point fort outre les qualités de l'écritures est l'écriture elle-même, sujet du film en arrière plan. C'est en écrivant l'histoire, en la recommençant plusieurs fois, par petites touches, par omission, reconstitution, enjolivement, qu'Esposito emporte le spectateur dans son récit. On alterne les flashback avec le présent pour reconstituer une histoire aux ressorts surprenants.


La réalisation n'est pas en reste. Le grain de la caméra dans les scènes de flash back fonctionne et le film parvient toujours à éviter les clichés et s'il paraît convenu par instant c'est pour mieux nous surprendre ensuite. Il s'offre aussi un plan séquence fabuleux où l'on survole un stade avant de se noyer dans la foule puis d'assister à une course poursuite. Le film propose un rythme assez soutenu mais s'accorde des moments de pause et d'attente avec des dialogues bien sentis et un comique de répétition souvent le fruit du duo Esposito/Sandoval. Sa dramaturgie est soutenue par une bande originale de Federico Jusid assez mémorable qui sait être pleine de tension et d'ampleur mais aussi de lyrisme jusqu'aux larmes. Quelques scènes sont absolument mémorables : la confrontation entre le violeur/tueur et le juge, la scène du stade, celle du train, le « sacrifice » de Sandoval et le grand final.


Le film gratifie d’ailleurs d'une fin très surprenante et même terrifiante, rendue possible justement par une écriture et une mise en scène impeccables. L'ultime scène quant à elle apporte une touche d'espoir inattendue là encore. La quête d’Esposito est finalement semblable à celle d’un écrivain, bâtir l’édifice immense du souvenir, reconstituer une histoire, ramasser les miettes et à la fin, lorsque tout espoir a presque disparu, réagir.


Tout se passe par le regard dans ce film, d'où le titre de l'œuvre. Il n'est pas étonnant qu'une des choses que l'on retient ce sont les couleurs des yeux des personnages, c'est dire combien ils sont filmés, combien ils sont importants au moindre instant dans le récit.


Ce film a quelque chose de merveilleux, il porte en lui une part de quotidien et d'extraordinaire. L'amour le plus banal devient le plus extrême, le meurtre le plus anodin l'affaire la plus incroyable, même les personnages, ordinaires d'apparence ont leur part d'héroïsme, leurs grandeurs et leurs secrets. Sandoval en tête, quel personnage touchant !


Contrairement à beaucoup de thriller ou de policier ce film ne lasse pas. On peut le regarder encore et encore même si on connaît le fin mot de l’enquête. Parce que ce n’est pas tant une enquête que le film a résolu, mais davantage des vies, qu’il s’est attelé à réparer comme on répare le crime. Si les ingrédients sont classiques et qu’aux premières minutes on soupirait devant les clichés que semblent cumuler le film, force est de constater qu’il réussit tout ses effets, dans la surprise comme dans l’attendu.


Dans ses yeux est un exemple de construction et d'habilité à tous les niveaux. Du divertissement qui ne se prend pas au sérieux mais qui fait tout sérieusement. Chaque type de cinéphile y trouvera son compte, les amateurs du cinéma d'auteur comme de celui de genre, les romantiques, les enquêteurs en herbe et même le film grand public. Chacun en aura un regard différent, pour peu qu'il n'ait pas peur de regarder droit dans les yeux les protagonistes du film, capables de révéler le meilleur comme le pire de l'âme humaine.

Créée

le 25 nov. 2013

Modifiée

le 29 nov. 2017

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Tom_Ab

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