Dans Scènes de la vie conjugale, le couple se retrouvait face à un autre, dans une scène de dispute en forme de miroir déformant particulièrement inconfortable. Quelques années plus tard, Bergman décide de consacrer un film entier à ces personnages secondaires, lors de son exil en Allemagne suite à des poursuites fiscales (infondées et finalement retirées) du gouvernement suédois, qui lui font vivre une période extrêmement douloureuse. La dépression, un séjour en clinique et le dégoût vécus par le réalisateur infusent clairement cette œuvre noire, où la déréliction du protagoniste masculin renvoie, surtout dans son épilogue, à un épisode très éprouvant de sa vie.
Sur le fond, De la vie des marionnettes traite pourtant des sujets de prédilection du cinéaste : l’anatomie d’un couple et l’auscultation lucide de tous les processus qui l’enlisent dans le mensonge, les masques et les gouffres de vérités insondables. Bergman pousse simplement les curseurs plus avant, dans un récit radical et désespéré qui ne laissera personne indemne.
Le prologue, particulièrement radical, donne le ton : les couleurs sont criardes, le meurtre brutal et sans fard : l’usage de la langue allemande ajoute à la proximité avec le cinéma de Fassbinder, avant qu’on ne passe au noir et blanc et que ne se mette en place le traitement plus analytique. Un récit non linéaire, naviguant entre l’avant et l’après « catastrophe », des cartons indiquant sobrement le contexte, à la manière d’un documentaire qui tenterait de circonscrire un événement opaque et pourtant prévisible. Cette fragmentation, ajoutée à la primauté accordée aux témoignages, accroit la froideur d’un regard clinique sur des êtres en proie à des forces qui les dominent, comme le souligne un titre éloquent.
Chez Bergman, on parle, on devise, on pérore : les personnages analysent leur comportement, mais proposent surtout un diagnostic de leurs interlocuteurs, et s’enferment progressivement dans une illusion de maitrise par des saillies lucides, bien tournées, et généralement très intelligentes. Un rempart, en somme, contre le nœud inaccessible des êtres : « kein selbst, kein angst » comme le résume clairement Katarina.
En corollaire de ces dialogues qui virent souvent aux tirades cyniques, le scénariste déconstruit et multiplie les filtres : les relais, les témoignages de seconde main, les récits sont tous frappés d’une sorte de soupçon généralisé. Le rêve prémonitoire est ainsi relaté dans une lettre qui ne sera jamais envoyée, le collègue homosexuel conclut tout ce qu’il dit à la police en le qualifiant de « semi-vérité », et le psychiatre lui-même établissant le diagnostic final est partie prenante, puisqu’il se révèle l’ami du mari et l’amant de sa femme…
C’est donc ailleurs que se dévoile la vérité : sur les visages, bien entendu, scrutés jusqu’à l’abstraction, par ces corps dévoilés crument, que ce soit à l’image ou dans des dialogues particulièrement explicites. Le couple, le travail, la connaissance de l’autre, le rapport à la mère : rien ne se maîtrise, tout requiert une pose qui ne trompe plus grand monde. « On a accepté les règles du jeu sans avoir le talent de jouer », reconnait Peter face à Katarina, qui avouera elle-même se trouver fort dépourvue face aux béances incontournables : « Les gens comme moi ne pensent pas à leur âme. Et puis elle braille, et on est tout bête. » Du fantasme à l’acte irréparable, de la logorrhée au silence d’une partie d’échec face à une machine, le trajet est sans appel : dépourvues de texte, les marionnettes ne sont que des amas de chiffon.