Article écrit dans le cadre d'un magazine cinéma associatif.


Trigger warning : cet article ne sera clairement pas objectif.
Point de mauvaise foi intellectuelle cependant. Plusieurs semaines après la sortie du film de Denis Villeneuve, petit retour sur un gros blockbuster ayant eu le mérite de déchaîner des débats passionnés et de poser le doigt sur un certain nombre de points clivants dans la vision du cinéma américain aujourd’hui.


Inutile de s’attarder trop longtemps sur la genèse du projet : Dune, trésor littéraire pharaonique de Frank Herbert et pilier fondamental en matière de science-fiction, a plusieurs fois été soumis aux tentatives d’adaptation, que ce soit en films ou en mini-série. L’annonce d’un nouvel essai avait de quoi affoler les fans de la première comme de la dernière heure, et ce dès l’année 2017, marquant l’arrivée de Denis Villeneuve aux commandes. Habitué à modeler des films dont la beauté esthétique est souvent soulignée par la critique (Blade Runner 2049, Premier Contact et Enemy, jusqu’à la mise en scène plus discrète mais élégante d’un Prisoners), l’on pouvait se réconforter d’une chose : Dune serait beau. Dune verrait probablement ses paysages désertiques, ses architectures d’un autre monde et ses personnages contemplatifs merveilleusement mis en valeur par une caméra attentive et prompte à s’attarder quand il le faudrait.


Autant dire que la déception fut à la hauteur des attentes, pour certains. La liste des désenchantements est longue, et commence par la vision forcément étriquée du cinéma contemporain d’une œuvre comme celle d’Herbert. Dune n’est pas uniquement une histoire se déroulant dans un futur lointain nous plongeant dans un royaume galactique aux frontières infinies. Dune est à la fois un récit initiatique, un traité de théologie, de philosophie, un constat sur les dérives des politiques d’influence et les rivalités qu’implique forcément la détention du pouvoir, mais aussi une analyse géopolitique brassant une centaine d’années d’Histoire humaine sous couvert de fiction ainsi qu’une encyclopédie géologique couronnée de fable écologique et d’un message d’alerte sur un modèle économique périlleux et mortifère. Difficile d’imaginer Hollywood et son puritanisme 2.0 parvenir à retranscrire avec une justesse suffisante l’intensité du propos, et encore moins de rendre honneur à des personnages en béton armé construits avec une minutie impressionnante. De là à accuser Denis Villeneuve de Disneyifier son propos, il n’y a qu’un pas que l’on peut franchir aisément. Le rendu visuel est parfaitement raccord avec les attentes d’un public en quête d’une forme d’esthétique absolue mais totalement dénuée d’émotions. Dune par Denis Villeneuve, c’est un catalogue Maison du Monde, Ikéa ou Alinéa aux cadres merveilleusement bien présentés. Rien ne dépasse, la symétrie est parfaite et le chaos savamment orchestré pour rendre l’ensemble plus crédible, mais personne n’est dupe : derrière les plans travaillés, les assiettes et les couverts bien disposés, aucune vie ne se ressent réellement. Il se produit ce que l’on ne pouvait que redouter : la persistance d’une superficialité, d’une artificialité permanente qui empêche toute plongée et sentiment d’implication depuis les premières secondes jusqu’au générique de fin. Si la notion de grandiose inhérente à une telle œuvre a été comprise et appliquée avec une rigueur de premier de la classe par Villeneuve, le résultat reste insuffisant, et à bien des égards.


Un peu de nuance : la direction d’acteurs reste correcte. Le choix d’acteurs et leur interprétation en revanche, reste à débattre. Timothée Chalamet en Paul Atréides a été une douche froide pour bon nombre d’adeptes ayant imaginé un profil plus rugueux et moins fade pour un personnage d’une telle envergure, et surtout pas un visage propulsé par une vague de succès qu’on pourrait parfois questionner. Si la caméra s’éprend toutefois suffisamment de lui pour mettre en relief ses traits de façon intéressante et assez percutante pour dissoudre une partie du malaise à chacune de ses apparitions, ce n’est toutefois pas suffisant pour calmer les aigreurs. Le parcours du personnage est respecté, mais sans plus. La copie est parfaite, mais manque cruellement de substance, et le traitement accordé aux autres protagonistes ne vaut pas mieux. On passera sur une Lady Jessica incarnée par une Rebecca Ferguson larmoyante à souhait, bien loin de la froide et déterminée Bene Gesserit dont le charisme suffisait à faire oublier ses origines inquiétantes. On déplorera un Oscar Isaac qui continue de faire du Oscar Isaac, ses épaules elles aussi trop frêles pour incarner avec efficacité le duc Leto Atréides (avec un clin d’œil ridicule à la troisième trilogie Star Wars dont tout le monde se serait bien passé). Gurney Halleck, guerrier mais surtout artiste, musicien faisant presque office de barde et de conseiller avisé à la cour des Atréides se transforme en un Josh Brolin dont la seule expression se résume à tirer la tronche et à jouer au bourrin décérébré. Duncan Idaho, bien que défendu par un Jason Momoa aussi félin et puissant qu’à son habitude, est condamné à n’articuler qu’une dizaine de répliques dont la moitié consistent à rappeler qu’il aime Paul Atréides. Le baron Harkonnen ne sera pas sauvé par la performance en pilote automatique de Stellan Skarsgård, tout l’aspect immonde, malsain et sordide retiré aux Harkonnen (sans doute pour ne pas déniaiser les pré-adolescents visés par les commerciaux), nous laissant en guise de consolation une peau blafarde, son obésité morbide ainsi que des dialogues de « méchant » clichés et navrants. Liet Kynes, planétologiste impérial, devait forcément devenir un personnage féminin et POC (ndlr : people of color) de surcroît, ce afin de garantir les quotas devenus indispensables à la bonne figure d’Hollywood nous pointant du doigt ses efforts d’inclusions forcés et grossiers au point de nous l’enfoncer dans l’œil. C’est bien l’un des nombreux problèmes trop fréquemment rencontrés dans les grosses productions récentes : faire du politiquement correct sans même tenter de servir en parallèle un propos démontrant l’intérêt d’un tel choix idéologique. Liet Kynes, femme et noire, il y aurait de quoi s’étonner de la pertinence de travestir l’origine fondamentale d’un personnage lorsque Villeneuve lui-même se contente de le justifier par un « manque de personnages féminins ». Inutile également de revenir sur la vacuité du rôle accordé au pauvre Chang Chen (le docteur Yueh), ou sur la transparence de Zendaya qui se voit accorder le rôle inédit de narratrice en la personne de Chani (quid d’Irulan ?). Même Charlotte Rampling ne nous évite pas le naufrage. Interchangeables, dénués de tout ce qui faisait leur richesse dans les livres et présentés au spectateur de façon calamiteuse, difficile de ne pas rester amer face au gâchis de ces personnages sabordés.


Au fil des minutes de visionnage, on aurait pu s’attendre à un réconfort non-négligeable. Le nom de Hans Zimmer pour la composition de la bande-son avait de quoi faire rêver ceux qu’il avait bercé par son œuvre musicale primordiale depuis plusieurs décennies, à la hauteur des autres James Newton Howard, Howard Shore et John Williams. Les lettres de noblesse attendues ne seront toutefois là encore pas à la hauteur, puisque ce dernier signe une B.O. d’une platitude rarement dépassée (seul le thème des Bene Gesserit se distingue un tant soit peu ainsi que le morceau Herald of the Change). L’ambiance sonore de Dune est paresseuse, et peut-être l’une des plus grandes déceptions suscitées par le film. On se souvient de TOTO et du somptueux prologue instrumental accompagnant l’introduction contée par Irulan Corrino dans le film de Lynch. Rien d’original, ici. Zimmer tisse une succession de gimmicks attendus, de variations pseudo-orientales qui n’auraient pas déméritées dans un téléfilm RTL9, et passe totalement à côté de la mission qui lui était conférée. Plutôt que de proposer un travail innovant, audacieux et au souffle épique, c’est dans un confort vieillissant que les morceaux se suivent et se ressemblent (l’écoute de l’album dans son entièreté ne fait que conforter l’impression de digérer une bouillie informe, parsemée de chœurs rarement efficaces quand il ne s’agit pas de créer un thème propre aux Atréides aux accents écossais totalement à côté de la plaque). À ce stade, il devient même difficile de parler de tentatives. Zimmer n’essaie pas. Là encore, le bât comme la comparaison blessent, si l’on regarde du côté des adaptations en mini-série du début des années 2000. Brian Tyler, compositeur à la popularité discrète mais qui s’est taillé un nom solide, notamment en matière de jeux vidéo (Assassin’s Creed : Black Flag, Far Cry 3, Call of Duty…) avait marqué les mémoires par une production intrigante, humble mais dantesque et émouvante lorsqu’il le fallait. Au vu de l’autopromotion faite par Zimmer sur ses réseaux sociaux personnels, on peine à comprendre comment le créateur des BO de Gladiator, Interstellar, Twelve years a slave et autres Da Vinci Code croit réellement en la réussite et la profondeur de ce nouvel acte.


Les décors et autres effets de mise en scène ne sont pas non plus à laisser de côté. Si la représentation d’Arrakis était attendue (le nom de la planète n’étant jamais réellement précisé au cours du film, à l’image de la présentation bâclée des personnages), on tombe de haut une fois de plus. La photographie de l’image pâtit d’une froideur terrible. On ne ressent pas la chaleur de Dune. On ne ressent pas la beauté d’un terrain sauvage et surexploité pour son épice par les grandes maisons. On pourra seulement souligner l’effort accordé aux détails architecturaux pour l’intérieur des bâtiments. La chambre de Paul en est un exemple magnifique, et on retrouve enfin un peu de cette atmosphère chaleureuse capable de nous faire croire que l’on ne regarde pas un film aux décors de plâtre, mais bien une vraie demeure avec ses chambres, son intimité crédible chère aux protagonistes, etc. C’est sans compter néanmoins sur les efforts ahurissants de Villeneuve de gâcher ces quelques bons points en faisant appel à une symbolique vide et incompréhensible. En effet, l’intronisation des Atréides restant aussi laborieuse que le reste, leur planète Caladan (ode au monde aquatique censé provoquer un contraste cruel avec leur déracinement vers Arrakis) dispose d’un décor pouvant laisser perplexe. C’est tout juste si l’on n’imagine pas les caméras posées quelque part au bord d’une falaise normande un jeudi soir un jour de pluie. Les couleurs ont beau être d’une fadeur à pleurer, les dialogues entre Leto et Paul prédictibles cinq minutes avant que les personnages ne parlent, rien à faire. Plutôt que de créer un attachement palpable pour ces figures essentielles à l’histoire, Villeneuve préférera s’attarder sur des références à la tauromachie hors-sujet, sur une succession de ralentis et de poses insupportables que n’auraient pas renié les pires opus de Twilight, et coupe son spectateur de toute envie de tisser des liens avec quiconque à l’écran. Quant aux scènes d’action et de bataille présentes dans le film, certaines en deviennent proprement illisibles car trop sombres, et il y aurait à redire sur l’efficacité d’un montage anarchique qui peine à convaincre et à proposer des scènes véritablement cultes et prenantes.


Sans identité forte, sans aucun des thèmes exploités correctement et abordés par les romans, sans personnage à la hauteur et sans frisson à la clef, l’ennui se fait terriblement ressentir, et l’on pourrait à plusieurs reprises se surprendre à se contempler en train de regarder le métrage plutôt que de s’abîmer véritablement dans ce qui aurait dû constituer un chef-d’œuvre. À la place, on observera cette succession de scènes lisses, sans âme, et dont il ne restera pas grand-chose, plusieurs jours après l’avoir découvert.


L’émotion est la grande absente de Dune par Denis Villeneuve. C’est là son seul et unique défaut, se répercutant malheureusement sur absolument l’ensemble des composantes de cette œuvre facilement consommable. On attend avec impatience la montagne de produits dérivés en tout genre censée alimenter la machine à fric (série, jeux vidéo, merchandising divers et variés) d’une production tous publics, et surtout dépossédée de la violence intrinsèque et nécessaire présente dans le discours de Herbert. L’échec a de quoi mettre en colère, et surtout révolter ceux qui espéraient sortir de leur discours de vieux con, du « c’était mieux avant », et qui regardent vingt ans en arrière avec nostalgie les derniers monuments cinématographiques leur ayant remué les tripes en salles. L’échec, c’est aussi une Marvelisation du cinéma populaire qui a bien compris quels codes, quels thèmes, quels acteurs seraient les plus susceptibles de rentabiliser un projet monstrueux, économiquement réussi, mais ignoble sur le plan artistique. La complexité de l’œuvre originale est bien morte, aspirée comme l’épice par le simplisme cher aux producteurs américains, mais aussi à la foule d’innombrables bouffeurs de fast-food visuels du dimanche venus pour « ne pas se prendre la tête ».
Qu’ils se rassurent. La dernière ligne de dialogue du film (plus qu’honteuse et attendue : profondément débile et hallucinante) résume à elle seule la catastrophe, et en annonce d’autres. Bien d’autres.

« It’s just the beginning. »

SerenJager
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le 31 oct. 2021

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Seren_Jager

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