Le premier long-métrage de Lars von Trier, débarqué dans les salles obscures en 1985, est un ovni difficilement qualifiable. Scénariste et réalisateur de ce qui partait comme une drôle d'enquête, il abandonne le registre auquel il devait appartenir afin de s'inventer une direction particulière et pour le moins inattendue (direction que les amateurs de l'artiste attendaient sans doute), faîte d'obsessions visiblement caractéristiques de ses oeuvres et d'un rythme pour le moins atypique.


La photographie, proche de la plastique d'une peinture, aborde sa composition par une majorité de teints orangés (avec quelques touches de jaune, de bleu et de vert) : une couleur habituellement dynamique, qui respire la joie, aux reflets ternes de sépia. Sublime par bien des aspects (surtout pour un premier film), elle place le spectateur dans une posture inconfortable, changeant à peu près de tout ce qu'il a pu croiser jusqu'ici dans le registre : le beau devient source d'angoisse. Parce qu'elle est constante et envahissante, elle étouffe son public, donne lieu à un sentiment de malaise intense, et joue un rôle essentiel dans le voyeurisme sale du metteur en scène.


Lars von Trier le brandit aussi haut que possible : son premier film démontrera son talent fou en sortant des sentiers battus, en s'affirmant hors des clous du cinéma de genre. Tout semble organisé pour faire dans l'original, pour attester de son imagination débordante : au point, peut-être, d'empêtrer le film dans une narration brouillonne et superficielle, qui passera son temps à repousser les limites du malsain et de la folie, jusqu'au moment où elle se prend les pieds dans le plat et ne sait plus quoi raconter d'autre que ce que la mise en scène seule suffit à exprimer.


Dès le départ, la fin est prévisible; comment s'intéresser encore, après avoir déniché le fin mot de l'histoire, à cette enquête au principe certes génial (se mettre dans la peau du criminel pour le coincer avant qu'il ne commette un nouveau crime) mais à la chute éventée? On décroche rapidement de l'axe principal de son intrigue afin de mieux se concentrer sur le véritable sujet du long-métrage : l'anéantissement psychologique de son enquêteur de héros, et le voyage sans limite qu'il entamera vers la folie pure.


La démarche, intéressante, n'est pas sans rappeler, dans un autre registre, la tension sexuelle et et maladive du Pulsions de De Palma, qu'un esprit dérangé n'aurait eu qu'à mêler à la paranoïa contagieuse de L'antre de la folie pour arriver à un résultat approchant le malaise qui règne au sein d'Element of Crime : loin d'être le meilleur film de son genre, ce dernier y appose un renouveau des codes visuels perturbant.


Cet apport neuf passe principalement par le voyeurisme extrême du réalisateur : nudité frontale, plans récurrents sur des visages d'enfants aux expressions terrifiées ou, à contrario, vidées de tout élan vital, violence traitée avec une absence d'empathie frappante. Un voyeurisme chirurgical, dénué de toute émotion et rendu avec une précision exemplaire : von Trier n'est là ni pour faire dans l'exagération spectaculaire ni pour traumatiser son spectateur.


Un spectateur représenté avec malice à l'écran par le psychologue et son besoin professionnel d'en savoir toujours plus : jamais impliqué dans ce qui se déroule dans la tête de son patient, il se démarque du spectateur par son calme, son sang-froid à toute épreuve, là où ce dernier sera plus enclin à l'émotionnel irréfléchi, à suivre le destin du patient en lui témoignant de la sympathie, de la compassion, et finalement de l'empathie. Le psychologue comblerait-il le vide entre l'artiste et son public?


C'est en interrogeant la place de son spectateur dans l'intrigue qu'il aborde le mieux ses thématiques et ses obsessions : le vice, inséré dans l'histoire par l'intrusion du personnage de Kim, fait écho au passé du tueur ainsi qu'à ses horribles méfaits. Après l'avoir dit, von Trier l'assume en images : ce n'est pas aux victimes auxquelles on s'intéresse, mais bien le tueur en série qui fascine. Hannibal Lecter, Charles Manson, John Doe, Ted Bundy : qu'ils soient fictifs ou historiques, on retient le nom des tueurs, rarement celui de leurs victimes.


Parce qu'ils ont ce pouvoir de séduction de la mort, le goût mystérieux de la fin du chemin : von Trier tire l'essence de cette fascination morbide pour la folie et le meurtre en filmant tout (et rien), quitte à insérer à l'image l'explosion d'une bouteille qui se produisait de base hors du plan. Ainsi, c'est à la fin qu'il le certifie : Element of Crime avait pour objectif de décortiquer le chemin qui mène à la folie, comme une autopsie détaillerait de l'intérieur un cadavre meurtri. Le but n'était pas de résoudre l'affaire.


Froidement, sans émotion, il théorise en forme d'équation géométrique la route à suivre pour laisser dans son sillage les éléments du crime.

FloBerne

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