C'est très surprenant car je m'attendais à voir une comédie lourdingue typique des années 80, mal filmée, avec un Nicolas Cage en roue libre, et bien c'est tout le contraire.


Le film est sûrement victime de ses nombreux memes/.gif/courts extraits videos qui ont été partagés ces dix dernières années sur internet, et où l'on voit essentiellement Cage faire les gros yeux et jouer comme un débile, art qu'il maîtrise à la perfection.


En fait on a un film profondément angoissant, bizarre, déconcertant à tous les niveaux, jouant sur plusieurs registres sans qu'on puisse clairement l'insérer dans une catégorie précise (comédie, fantastique, horreur, chronique sociale sur le monde du travail - D'ailleurs on perçoit clairement toute la détresse des marketeux qui ne savent pas comment vendre ce film et qui le transforment en une espèce de comédie romantique légère et sympatoche dans la bande-annonce d'origine du film).


Mais c'est aussi un film d'errance, de déambulations nocturnes dans un Manhattan délavé et sinistre. On pourrait très bien penser à du Jarmusch 1ère époque, voire pourquoi pas à du Cassavetes. Sauf que les errances en compagnie de Nicolas Cage sont extrêmement ludiques et beaucoup moins plombantes que dans les exemples précités.


Et évidemment le parallèle avec "After hours" saute aux yeux, même sans savoir qu'il s'agit du même scénariste. Visuellement très semblable, avec ces mêmes quartiers interlopes ultra cinégéniques, filmés par une caméra en surplomb qui écrase des personnages qui ne sont plus que des silhouettes. Ces décors très ressemblants (l'inévitable séquence du "Diner" par exemple, où se retrouvaient déjà Rosanna Arquette et Griffin Dunne - Mais désormais Nic Cage y est absolument seul et abandonné - on a à ce sujet un ton beaucoup plus sinistre ici) Même sens du détail dans la représentation d'un monde grouillant de vie et pourrissant dans tous ses recoins.


Un film d'immersion où les éléments de récit son finalement de moindre importance (un peu à l'image récemment d'"il était une fois à Hollywood" de Tarantino), l'objectif étant de plonger véritablement le spectateur dans ce monde.


En ce sens, la meilleure solution est d'adopter un point de vue subjectif calqué sur celui d'after hours. Constamment collé au plus près personnage principal. On est au même niveau que lui, projeté dans ses tourments, délires et hallucinations, sans aucune clé de compréhension extérieure. On rit jaune tout du long, jusqu'à ce final aussi glauque que violent qui rabat les cartes, puisque l'on ne rit plus du tout. On a quitté la comédie, et de loin.


Le malaise était déjà bien perceptible dans les 30 dernières minutes du film (avec des scènes parfois un peu moins inspirées - séquence du viol par exemple) pour culminer sur les déambulations de Cage qui prennent un tournant franchement pathétique; désormais un personnage voûté qui arpente les rues en vociférant des absurdités à des passants perplexes qui l'ignorent royalement.


Le réalisme de la mise en scène est très troublant, avec cette impression d'avoir vraiment lâché le fauve Cage en plein New York pour s'amuser à le filmer dans sa déchéance publique. Ce qui me rappelle instantanément les plans filmés de Michel Simon en téléobjectif par Jean Renoir dans Boudu - Simon clochardisant dans les rues de Paris, et ce afin de voir s'il serait absorbé par la foule parisienne. On en est à ce niveau-là.


Parce qu'on ne le dit sûrement jamais assez : Nicolas Cage est le plus grand acteur des années 90 et il a complètement atomisé la notion même de jeu d'acteur. Il a amené son jeu à des niveaux expressionnistes jamais connus auparavant dans un cinéma "classique". Il exhorbite ses yeux comme personne. Il a très vite compris que l'on n'était jamais ridicule lorsque l'on assumait à 2000% ses options de jeu. Il fait donc ce que personne d'autre ne peut/n'oserait faire (je garderai longtemps en mémoire sa prestation hallucinante dans volte/face, et notamment les premières minutes où l'on a un pur festival de Cage en gangster lubrique déguisé en curé).


Et sans mauvais jeu de mot, il "vampirise" littéralement les films dans lesquels il joue - avec un seul exemple similaire en tête : Donald Sutherland.


Ces deux acteurs aux dégaines souvent impossibles, ont un jeu tellement à part, une présence tellement forte, qu'ils peuvent complètement annihiler un projet (même lambda, voir par exemple Sutherland dans un film policier banal tel que "l'arme à l'oeil", où il fait du grand n'importe quoi), éteindre leurs partenaires d'écran, et de fait, les rendre insipides.


Donc rien de plus cohérent que de centrer son film de vampire sur Nicolas Cage en vampire, et de le laisser foutre le zbeul (très organisé cela dit à mon avis - Tout du long Cage a plusieurs facettes très différentes, il est multiple, jamais unidimensionnel, jamais exclusivement dans l'exubérance ou la connerie, il en joue en particulier dans les séquences finales, notamment lors du montage alterné quand il est dans la rue et qu'il s'imagine être chez la psy - deux Cage pour le prix d'un).


Et sur le plan thématique, je pense que c'est beaucoup plus intelligent et subtil que ça en a l'air, et sujet à libre interprétation (toutes recevables, ce qui est pour moi signe de qualité). Déjà difficile de savoir par quel bout prendre le film, avec ces successions de séquences décousues et répétitives : Boulot/Bar glauque/Appartement. On peut se demander initialement le rapport entre la thématique du vampire, l'employeur tyrannique, les rencards foireux,


Mais tout finit par prendre sens, puisqu'on réalise qu'on regarde une forme de préquel d'American Psycho.
Une espèce d'univers capitaliste dégénéré, avec un monde du travail complètement aliénant (thématique déjà présente dans "After hours", puisque le héros cherchait à s'évader de son boulot sinistre, avec sur le plan visuel des travelings fous sur des rangées infinies d'ordinateurs qui étaient très parlantes en terme d'ennui, de vide, d'angoisse existentielle).


Des rapports de domination abominables - le traitement odieux employeur/employé n'est pas si caricatural que cela, la pression, l'ascendance psychologique, tout cela relève effectivement du vampirisme (je repense à cette scène géniale, où Nic Cage décide de quitter Manhattan pour aller retrouver sa "proie", son employée qui s'est portée pâle en raison du harcèlement qu'elle subit - Nic Cage qui semble devenir raisonnable pour la convaincre de revenir, en plein coeur de l'enfer, et ainsi recouvrer son véritable visage).


Ces bureaux où des personnages sans âme sont contraints de sacrifier l'intégralité de leur existence diurne, et ne sont plus libres que pour, une fois la nuit tombée, trouver des "proies" (des rencards) dans des bars malfamés, tout cela conforte la parabole du vampire.


En plus c'est esthétiquement hyper bien rendu, notamment grâce à la photo du génial chef op de Tim Burton (Batman Returns, en tête), on a de fait un film très classieux qui ne pâlit pas du tout de la comparaison avec After Hours (Très belle bo, avec des saxophones plaintifs qui me font toujours aussi plaisir et qui contribuent grandement à l'ambiance vénéneuse).


Je pense donc que c'est un excellent film trop méconnu, et vraiment sous-côté, d'où l'envie d'en tirer cette petite chronique.

KingRabbit
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les Bandes Originales qui m'ont marqué et Journal du roi lapin - Films 2020

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le 9 sept. 2020

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