[Critique sans spoiler jusqu’au dernier paragraphe exclu – il y aura une balise pour vous le signaler. Ces réflexions ont été nourries par la discussion que j’ai eue, en sortant du film, avec mes ami-e-s : je ne les nomme pas ici, mais qu'il/elles soient moralement crédité-e-s.]
En guerre, de Stéphane Brizé, est un excellent film. Je suis souvent dubitatif face aux productions militantes, parce que, d’expérience, le message politique sympathique a parfois tendance à servir d’alibi à une pauvreté esthétique désarmante. Mais là, Brizé a osé et réussi le pari du naturalisme : toutes les scènes sont frappantes de vérité, les dialogues (probablement non écrits) sonnent parfaitement justes, et Vincent Lindon est extrêmement convaincant dans son interprétation d’un leader ouvrier charismatique et combatif. Rien ne paraît forcé ni artificiel ; en particulier toutes les hésitations, les fautes de syntaxe, les petits accrocs du langage font vrai. Mon seul regret à cet égard concerne quelques passages, peu homogènes au reste du film, où la sobriété du style cède la place à une étrange mise à distance esthétisante : c’est le cas d’une scène de manifestation, vers le début, et d’une scène d’affrontement avec les policiers, plus loin. Dans ce dernier cas, la musique fait écran aux bruits de la lutte, aux cris, à la violence : on peut comprendre la volonté d’euphémisation (il fallait que la séquence soit regardable, même pour des spectateurs peu habitués au cortège de tête), mais on peut aussi trouver qu’elle fait perdre au film un peu de sa brutalité et de son percutant. La même volonté discutable de mise à distance anesthésiante s’observe vers la fin du film dans une nouvelle scène de violence physique, filtrée par un journal télévisé et par la neutralité d’une voix off de reportage.
On peut se demander quel est l’intérêt d’un tel film par rapport aux documentaires sur les conflits sociaux, dont beaucoup sont bien connus des militants (Comme des lions). Mais dans En guerre, la caméra s’insinue dans des endroits d’où elle est habituellement exclue, et notamment dans les discussions de négociation entre les syndicalistes, les représentants de la direction et les représentants de l’État. Les jeux de discours qui se déploient là me semblent extraordinairement bien rendus : entre la courtoisie feutrée, les éruptions de violence, les tentatives d’apaisement, ces moments où le ton s’infléchit et où le rapport de force symbolique bascule sont montrés comme de véritables micro-événements qui arrivent presque à nous tenir en haleine. Plus attendues, les discussions stratégiques entre grévistes sont également assez nombreuses, et je ne trouve pas que ni les positions, ni les arguments, soient caricaturaux. On peut éventuellement regretter, si l’on y tient, qu’il ne soit pas fait un peu plus de place à toute la tambouille concrète du mouvement social, moins noble mais nécessaire : qui fait la bouffe, qui fait les banderoles, qui rédige les tracts…
En revanche on saluera le choix de ne pas montrer (ou très peu) la vie personnelle des personnages. Bien sûr, c’est une question intéressante que celle de l’impact d’une grève sur la vie des familles ; mais enfin c’est le genre de ficelles un peu usées qui risque de faire tomber le film dans le mélo facile ou dans le drame intime. Multiplier les intrigues secondaires pour intéresser le spectateur, c’est un truc de mauvaise série, utilisé par exemple dans Les Vivants et les Morts de Gérard Mordillat. Avez Brizé, le parti-pris est radical : on filme la grève, toute la grève, rien que la grève (presque). Et cela ne nuit ni à l’intensité, ni à la tension, bien au contraire.
[SPOILER]
Venons-en à l’aspect le plus proprement politique : avec qui est ce film ? Avec les salariés bien sûr, qui ont du début à la fin toute notre sympathie. Pourtant ils perdent. La fin est désespérante, sinistre, et même bizarre et gênante par l’embardée qu’elle nous fait faire – de la lutte collective au geste de désespoir sacrificiel. Et non seulement les grévistes perdent, mais il s’avère qu’au sein d’eux, c’étaient les plus défaitistes qui avaient, dès le début, raison. Le film a le bon goût de faire droit au discours de l’ennemi, de laisser parler les patrons, dont la rhétorique implacable s’égrène pendant deux heures pour opposer une fin de non-recevoir aux revendications des salariés. Et, Frédéric Lordon le dit mieux que moi (https://blog.mondediplo.net/en-guerre-pour-la-preemption-salariale), dans un certain régime institutionnel (celui qui consacre le pouvoir des actionnaires), ce sont bien les patrons qui ont raison. De ce fait, il est impossible de donner raison aux grévistes et tort aux patrons sur la seule base de leurs échanges d’arguments, puisque les deux discours opposés ont peu de prise l’un sur l’autre : d’un côté s’exhalent la souffrance et le désespoir, de l’autre s’énonce la rationalité économique. Cela menace d’être un peu problématique, puisque le film repose largement sur des scènes ou s’échangent des arguments (et, parfois, des insultes). On peut tenter de dessiner un camp du bien et un camp du mal en opposant le profil antipathique du PDG allemand au charisme de Vincent Lindon, mais enfin, c’est là un subterfuge dont il ne faudrait tout de même pas abuser. Se pose donc un problème à la fois éthique et esthétique, qui me semble en fait avoir été très bien résolu par un parti-pris discret mais très efficace, celui de déplacer d’emblée la question politique sur le terrain moral. Car les patrons de Perrin ne sont pas seulement des licencieurs, des oppresseurs ou des meurtriers à petit feu : ce sont aussi, et surtout, des menteurs, ce qui est pire, car cette faute morale-là est incontestable (et les patrons trahissent leur hideur morale par le fait même qu’ils ne savent jamais trop que répondre à cette accusation). Le plan social dont il est question dans le film se fait sur fond d’une promesse trahie quant au maintien de l’emploi, sur fond d’engagement non tenu, de serment violé ; le conflit de classe recoupe une lutte entre l’honneur et la traîtrise. Facilité ? Peut-être, mais ça marche, et c’est en tout cas à méditer, même politiquement. Les débats techniques sur la conjoncture économique ne sont certes pas très cinégéniques, mais ils ne sont pas non plus très efficaces politiquement ; au fond, qui a tort et qui a raison en la matière, la plupart des gens s’en savent et n’en sauront jamais rien ; la vérité en ce domaine est complexe et fuyante. Mais identifier un mensonge, ça, tout le monde sait faire ; si ceux d’en face mentent, ce sont des crapules ; et s’ils ont eu besoin de mentir, c’est probablement qu’au fond ils ont tort. Voilà comment la question morale dissout (dans un premier temps) et résout indirectement (dans un second temps) la question technique, et voilà pourquoi il n’est peut-être pas mauvais, pour faire des films et pour s’orienter en politique, de s’accrocher à des choses simples et claires comme une moule un peu bête à son rocher : il y a, au fond, le parti du mensonge et celui de la vérité.