D'abord, j'ai vu Faust et je me suis fait chier.
D'un oeil extérieur, c'est du cinéma muet dans le plus pur style, à base de contours flous, d'image tremblotante, de grands gestes désespérés et de musique classique saoulante.
Oui.
Quoi d'incroyable à ça?
Sauf que je savais que c'était un chef d'oeuvre alors j'ai persisté. J'ai lu la thèse de Rohmer : Organisation de l'espace dans le Faust de Murnau et puis la lumière s'est faite tout doucement dans ma tête. Le film analysé par Rohmer a l'air passionnant, à des kilomètres de la fable ennuyeuse que j'ai vue alors je l'ai re-vu.
HIATUS !
Quelle claque mes aïeux. J'ai compris, j'ai vu le génie de Murnau, j'ai goûté les plans, le clair obscur, le vieux Faust tout droit sorti d'une toile d'un maître Flamand du XVII°, la composition des plans dans l'église, le girond et inquiétant Méphisto, les mouvements chorégraphiés des foules paniquées ou heureuses, et tant d'autres choses.
Alors vous me direz, comment se fait-il que tu aies besoin de lire un bouquin pour te convaincre qu'un film est bon? Tu serais pas un peu le Mitterrand de la cinéphilie en fait?
Et là tel l'arbitre https://youtu.be/X30EK631ZsM je brandis mon carton rouge d'un geste théâtral. Ce cinéma là, ce n'est pas celui auquel j'ai été formé penses-tu. Noir et blanc, expressivité des acteurs pas encore affranchie de l'art théâtral, éclairage iridescent et surtout, décors de studio du début à la fin (Ce dernier point est une spécificité du cinéma Allemand de l'époque, voir Kracauer), j'étais incapable d'apprécier l'oeuvre qui se déroulait sous mes yeux. A peine étais-je amusé par le génie comique du Faust, à la silhouette de serpent qui s'enroule autour de l'affecté docteur Faust.
Mais le vieux Rohmer avait raison, chaque tableau est une toile de maître, les angles et le déplacement, comme celui dans l'escalier du sultan est magistral. Chaque objet du décor, chaque grimace incarne un rayon de la roue de l'intrigue, sans jamais se superposer inutilement. Seule la musique fait figure de pataud doublon et ratatine l'exultation.
La contrainte technique forte de l'énorme caméra immobile est sans cesse dépassée, jusqu'à des effets spéciaux célestes et attendrissants. La dimension mélodramatique de l'oeuvre de Goethe prend le pas sur sa qualité de tragédie morale. Est-ce une commodité de réalisation, et en particulier du jeu d'acteur, ou bien le cinéma tend-il naturellement vers le mélodrame ? Le pathos appuyé d'un film par ailleurs remarquable comme l'impasse de De Palma (1993) que j'ai regardé récemment tend à me faire pencher vers la seconde option : il faut beaucoup de talent pour empêcher l'émotion de prendre la forme d'un dilemme artificiel, et la vie celle de personnages au grain de peau lisse et aux répliques cinglantes. Ici, la parole est interdite, alors le surcroît de pathos passe dans le jeu extra-expressionniste de nos acteurs, et la truculence d'Emil Jannings emporte le morceau. Quel talent, quelle bouffonnerie ! On rit.
Le sous-titre, Eine deutsche Volkssage n'est pas anodin. Murnau rassemble littérature, peinture, musique et art théâtral au service du combat culturel allemand. Où l'on voit que ces derniers, nation depuis 1870 et ferraillant depuis Goethe avec la France pour la suprématie culturelle européenne, ont parfaitement compris que le combat s'est déplacé des salons aux tranchées, et se jouera désormais dans les salles obscures. Herr Murnau, gut gemacht !