L’infiniment grand et l’infiniment petit. Un écart immense que tente de concilier le réalisateur de « Whiplash » et « La La Land » en racontant la conquête spatiale et plus précisément l’épopée de Neil Armstrong pour aller sur la lune. A la vision de « First man », actuellement en salles, le film apparaît comme une prise de risque tant Damien Chazelle se moque du vernis américain et du côté divertissement spectaculaire qui peuvent en découler. C’est un mari, un père, un homme dépouillé de toute iconisation qu’il présente. Sur terre, Armstrong semble chercher l’ailleurs, il est littéralement dans la lune. « First man » est une plongée intime dans ses pensées, une écoute de ses murmures dans l’immensité de l’univers. Le cosmique n’est finalement que l’écho intérieur d’une douleur qui le ronge. C’est en fait une reconquête, celle d’un homme qui doit retrouver sa place au sein de sa famille.


« First man » n’a que peu de rapport avec une épopée hollywoodienne qui se raccrocherait à « Apollo 13 » de Ron Howard ou « L’étoffe des héros » de Philip Kaufman. Chazelle montre la réalité cauchemardesque de la conquête spatiale avec ses préparations éprouvantes, ses essais ratés, ses pilotes morts, ses familles endeuillées, les angoisses de ceux qui les remplacent et les moyens financiers considérables employés pour une mission qui paraît impossible. Aux antipodes d’un rythme jazzy et des couleurs chatoyantes de ses précédents films, la mise en scène du réalisateur trouve un écrin proche du documentaire avec sa caméra à l’épaule, l’utilisation d’une pellicule granuleuse et une photographie solaire aux tons saturés. Un choix qui permet une immersion unique, tour à tour intime et anxiogène pour valoriser l’immensité des bases ou le vide d’une maison sans père. Cela dégage des recoins ténébreux qui entourent les personnages, comme livrés à eux-mêmes dans leur solitude.


En effet, « First man » rentre dans le vif du sujet avec la mort de Karen, la petite fille de Neil et Janet Armstrong (pas la peine de hurler au spoil, cela se pose dès les cinq premières minutes). Un évènement qui sera le fil rouge de tout le récit et impulsera même la narration. L’obsession de ce deuil rongera la famille et marquera les différentes étapes de la mission Apollo. « Si je me suis mis à l’écart, tu crois que c’est vraiment pour parler » ? Des paroles venant de Neil qui semble fixer la lune d’une manière obsédante, allant au-delà de l’intérêt spatial. Comment communiquer vers l’autre ? Partager ce qui fait souffrir ? Accepter que l’autre puisse partir ? Des questionnements qui s’entrechoquent dans un filet scénaristique prenant. Cela alimente des scènes poignantes comme la séquence où Neil doit expliquer à ses enfants qu’il risque de mourir durant le voyage.


L’élan cosmique de « First man » trouve une universalité en filmant la famille, les êtres comme un mouvement perpétuel de vie et de mort. Le film ne donne jamais l’impression d’être porté par la fatalité malgré sa noirceur et sa tristesse. Dans des plans rappelant parfois le « Tree of life » de Terence Malick, la jeunesse irradie l’écran et le rôle de Janet Armstrong et des enfants trouve un impact important dans le déroulé des évènements. Les absences fréquentes de Neil n’empêchent pas parfois les sourires, les regards bienveillants et les gestes tendres. La conquête de la lune est une épreuve franchie ensemble, un symbole fort illustrant la lourde démarche quasi-impossible d’accepter de tourner la page de la mort de Karen. Souvenir ou hallucination ? La petite fille reste présente en attendant une paix intérieur retrouvée.


Ce cheminement psychologique trouve son achèvement une fois le pas posé sur la lune. Ce fameux passage clé de l’histoire de l’Humanité qui est encore une fois effacé au profit du père qui peut enfin dire au revoir à sa fille. Un choix incroyablement émouvant et courageux de la part de Chazelle, ne montrant même pas le drapeau américain planté sur le sol. « Un petit pas pour l’Homme, un grand pas pour l’Humanité » : un petit pas pour Neil, un grand pas pour son humanité. Voilà ce que raconte « First man ». L’histoire d’un père meurtri qui trouve un paradis perdu sur cette lune, dépouillée d’une quelconque imagerie religieuse. En connexion avec le gouffre de l’univers, il peut laisser sa fille partir dans un endroit à la vue de tous et que lui seul aura foulé. Un geste bouleversant qui fut accompagné par un parcours extraordinaire. Depuis « 2001 : l’odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick, aucune séquence de voyage dans l’espace n’avait été aussi profonde autant sur le plan formel que philosophique.


« First man » est un film marqué par la mort et le chagrin. Une belle aventure humaine magnifique visuellement, scotchante dans sa volonté de montrer l’envers violent de la conquête spatiale et se montrant d’une rare justesse dans le portrait d’hommes et de femmes impactés dans leur vie par les conséquences nocives de leur participation. L’intime irrigue et impulse le fond d’une histoire classique au premier abord, peut-être déjà vu, mais réservant une profondeur inattendue aux accents fantasmagoriques. Comme si la mélodie chantonnée du compositeur Justin Hurwitz était la voix intérieure de Neil Armstrong pour le mener dans ses rêves. Une voix qui serait celle de Karen.

AdrienDoussot
8
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le 19 oct. 2020

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