On est souvent porté par l'emphase et la démesure lorsque l'on s'attaque à un film qui nous a bouleversé. On voudrait se montrer exhaustif, en explorer toutes les aspérités, en développer tous les thèmes, mais, si cela même était possible, on aurait toutes les peines du monde à s'en montrer digne. On aimerait également faire ressentir au lecteur la même émotion qui nous a étreint en tant que spectateur. Mais on a beau avoir foi dans la langue, on est forcé d'admettre qu'il est des choses que les mots seuls ne peuvent exprimer, des choses qu'un regard ou un geste parviennent pourtant à faire comprendre, des choses qui se révèlent souvent si simples qu'il n'y a que le recours à la poésie, et donc à l'intelligence sensible du lecteur, qui permet de s'en sortir. Et même là, il faudrait déployer des trésors d'ingéniosité et se montrer l'égal d'un génie pour y parvenir.


Alors on change de focale et on ne vise non plus l'absolu mais le particulier. Et on s'attache à un détail, on le présente succinctement au public dans les premières minutes, et on l'oublie quelque part au fond d'un tiroir pour ne le ressortir qu'à la fin, comme on tire un lapin d'un chapeau, pour offrir au tour son prestige. Et parfois, comme dans First Man, lorsque le totem vient clore la démonstration, la magie opère. J'essaierai donc de m'en tenir à ça.


L'Homme est sur la Lune


Le Père, la Fille et l'Amérique,
Qui à la Terre arracha le Père,
Qui en terre retira la Fille,
Qui du ciel appela le Père,
Qui de terre déploya ses ailes,
Qui dans l'éther devint l'immortel
Qui d'un cratère éleva un sanctuaire,
Qui chaque nuit fit revivre la fille,
Qui mise en terre se trouva une mer,
Qui chaque aube se dérobe à l'Amérique.


Une Fille est sur la Lune
Car un Père pour conjurer la fatalité de son injuste destinée
Un été s'en alla sécher ses larmes dans la mer de la Tranquillité.


Comment s'en tenir à ça..


"Parce qu'il est là" répondit George Mallory aux journalistes qui, étonnés, s'interrogeaient sur les motivations qui le poussait, lui et Andrew Irvine, sur les pentes du mont Everest. "Parce qu'il est là". Cette réponse, historique, ils auraient pu la compléter comme suit : "parce que nous sommes là, parce que nous sommes des Hommes". J'explore, donc je suis. C'est peut-être ainsi que Descartes aurait pensé l'esprit humain de ses contemporains s'il avait vu le vingtième siècle. J'explore la terre, j’explore les mers, j'explore le ciel, donc je suis un homme, ce drôle d'animal prisonnier de son corps. Seulement, nous dit Chazelle, si j'explore parce que je suis un homme, les raisons qui m'y portent sont loin d'être aussi générales. Ce "il" qui est "là", compte en effet autant d'acceptions que d'hommes. S'ils ont unanimement "choisi d'aller sur la Lune", en ce début d'années 60, ce sont bien pour des raisons personnelles."Parce qu'il est là". L'honneur de la nation et le défi lancé par les soviétiques pour Kennedy et une grande part de ses concitoyens. Le prestige, le triomphe et l'avenir de la science pour les hommes de la NASA et notamment les chevronnées du programme Apollo (plus que leurs aînés des programmes Mercury et Gemini, les "quatorze d'Apollo" étaient animés par un certain orgueil, notamment Buzz Aldrin). Le deuil, l'amour et le tourment pour Neil Armstrong. Et le besoin de corriger l'injustice d'un destin qui promis au père la voute céleste et à la fille la croute terrestre. S'il était, lui, appelé à fouler le premier la surface de la Lune, elle en serait, elle, sa première habitante. Au père le monde sublunaire imparfait et corruptible, à la fille le monde supralunaire parfait et immuable.


S'il fallait ranger First Man dans la grande tradition hollywoodienne des épopées spatiales, c'est évidemment entre Interstellar et Gravity qu'il faudrait faire une place. Il suffit d'analyser les motivations personnelles des héros pour s'en persuader. Bien qu'il fasse s'abîmer le personnage de Bullock sur Terre et s'en arracher Cooper et Armstrong, c'est bien l'amour qui meut ces astronautes de la NASA, quelle que soit leur mission respective par ailleurs. Contrairement aux deux autres, le film se distingue en revanche par sa sobriété, sa mélancolie et sa rigueur. Trois qualités qui, chez Ron Howard par exemple, sur un sujet sensiblement similaire (le retour sur Terre de l'équipage d'Apollo 13), faisaient cruellement défaut. Le patriotisme, la surenchère et le solennel ? Très peu pour Chazelle. Comme pour son interprète principal, Ryan Gosling. L'apathie, voire même la léthargie granitique, qu'on lui a toujours reprochée se confond ici en tout point avec l'austérité et l'introversion, presque autistique, qu'on a toujours louangée chez Armstrong. Bref, tout ce que Hollywood a de mieux à offrir est dans le film. Et plus encore.


Car First Man n'est ni l'histoire d'une nation, ni l'apologie d'une institution, ni l'envol de la Bannière Étoilée mais la quête d'un père endeuillé parti noyer son chagrin dans les vagues de la mer de la Tranquillité et offrir à sa fille l'horizon infini que la Terre lui a refusé.


Je m'en tiendrai à ça.

blig
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le 17 oct. 2018

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JorikVesperhaven
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Chazelle se loupe avec cette évocation froide et ennuyeuse d'où ne surnage aucune émotion.

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