Tu m'as donné ta boue, j'en ai fait de l'or

Tu m'as donné ta boue, j'en ai fait de l'or. Voilà une citation dont les auteurs auraient pu être les frères Safdie, réalisateurs de Good Time, qui ont osé plonger leurs mains dans la fange putride d'une Amérique sale, exsangue, agonisante pour en extraire un matériau précieux, purifié par la souffrance rédemptrice après avoir enduré le long cauchemar d'une vie hallucinée et perdue d'avance.


Outre le très bon scénario (qui en fait un peu trop parfois, nécessité américaine du spectaculaire oblige, mais sans que ça en devienne désagréable toutefois) qui déroule une succession d'événements affolante et époustouflante, il faut surtout insister sur le travail considérable et remarquable des réalisateurs autour de l'esthétique (étymologiquement science du sensible) participant à créer une ambiance singulière, étouffante et chaotique dans laquelle le spectateur se retrouve à son tour enfermé.


La mise en scène, très fraîche, audacieuse, surprenante, dotée d'une richesse significative et ce malgré l'économie de moyens, a le plus souvent recours au gros plan qui révèle des destins cabossés, esquissant ainsi le portrait d'une société épuisée, lasse, tragiquement fichue car sans porte de sortie - enfermée dedans - ou à des plans en hauteur (panoramiques et en hélicoptère) qui suivent, comme s'il s'agissait de la police, des personnages en fuite.


Les lieux eux-mêmes sont des espaces de l'oppression, du manque de liberté, de l'enfermement (à l'image des personnages qui eux aussi éprouvent des problèmes mentaux ou des tares sociales les condamnant à l'échec et dont ils ne peuvent s'échapper). Citons par exemple la chambre d'hôpital devant laquelle veille un policier et où repose, menotté, un malade; les toilettes de fast-food dont la porte est verrouillée; une maison inconnue d'une femme inconnue dont la seule issue est une télé qui diffuse des images de ce qui emprisonne les personnages; le parc d'attraction et sa maison des horreurs où se cachent les personnages car recherchés; la cellule de prison, bien sûr; ...


Cette spatialisation de l'angoisse recourt souvent au sentiment d'«inquiétante étrangeté» (Unheimlich pour les germanophones) si cher à D. Lynch (aucune parenté avec le film toutefois), ainsi qu'à une sensibilisation de la douleur: lumières clignotantes, obscurité indémêlable, la rumeur inquiétante quoique familière de la télévision, sa lueur pâle qui nimbe une piteuse pièce, une fumée rouge que dégage un sac, des néons bleus, … autant d'éléments visuels et sonores qui forment un ensemble volontairement inharmonieux, dissonant comme l'excellente bande-originale, signée Oneohtrix Point Never, véritable éloge de la distorsion.


On retrouve également cette disharmonie chez les personnages marginaux venant troubler l'image d'une Amérique idéalisée, puritaine, qu'on cache habituellement aux caméras mais que les frères Safdie élèvent aux statuts de héros cherchant à s'affranchir du joug du déterminisme social : protagoniste élevé au sein de la rue (bagout à toute épreuve, art de la débrouillardise, prêt à saisir toutes les opportunités crapuleuses qui se présentent à lui) et qui veut s'extraire de sa misère; malades mentaux qui suivent des cours en guise de traitement; famélique employé de surveillance qui trime pour se payer un foyer où trône la photo de son rejeton; responsable zélé d'un fast-food poisseux; puis d'autres, objets du reflux d'une société qui ne les a pas intégrés, mis à son ban: personnes hospitalisées en état de végétation; prisonniers violents, lâches et sans scrupules; drogués sous acide; …


C'est sans surprise que l'on découvre que Scorsese veut produire le prochain film des frères Safdie (soit dit en passant, le rapprochement avec After Hours ou certains Lumet nous semble assez tiré par les cheveux, le seul vrai point commun étant New-York et la sensation d'avoir affaire avec une nouvelle vague) tant cette plongée électrique, véritable descente aux enfers, parmi la vermine de l'Amérique, trouble et fascine à la fois, au point qu'on en sort comme d'un mauvais rêve où l'on a succombé à de terribles délices.

Marlon_B
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le 7 nov. 2017

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