Porté aux nues par la critique et le public lors de sa présentation à Cannes, puis ignoré par le jury, "Good Time" sembla de même engendrer plus de déception que d'enthousiasme chez les cinéphiles exigeants auxquels son audace formelle et sa belle singularité semblaient pourtant le destiner. Ce demi-rejet quasi général (en gros, "ça commençait bien et puis ça se perd") quand on parle d'un geste filmique aussi tranchant, aussi clair, en dit finalement long sur nous : désirant en permanence du neuf mais facilement effarouchés quand on nous bouscule un peu trop, nous sommes bien prompts à appliquer une grille critique standardisée à des artistes et des oeuvres qui n'en méritaient pas tant. Dans la droite ligne du Scorsese des premières années (on peut qualifier "Good Time" de "Mean Streets" 2.0 bifurquant de manière déraisonnable vers un labyrinthe non-sensique à la "After Hours"...), le film des frères Safdie part d'une belle histoire d'amour et de fraternité, pour mieux la fracasser contre le coeur dur de la nuit urbaine, psychédélique, hallucinée, mais impitoyable envers ce lumpen prolétariat criminalisé qui s'agite frénétiquement dans les bas fonds. Comme un film "rock" - Scorsese encore, donc - mais qui aurait viré "electro" en passant à des drogues plus modernes mais pas moins pourries, "Good Time" nous soulève à coup d'intuitions de mise en scène purement électrisantes, mais c'est pour mieux nous laisser ensuite retomber au milieu d'un désastre hébété, à la limite du rire nerveux. Le programme est forcément décevant - ce qui est sans doute inexcusable pour nous qui attendons du cinéma des "chefs d'oeuvre" - mais cet échec est le sujet même de "Good Time", et lui confère même sa cohérence désespérée. Les deux plus belles scènes du film sont néanmoins la première et la dernière, où la voix d'Iggy fait office de scalpel pour une opération à coeur ouvert : Ben Safdie lui-même, encore plus convaincant qu'un Robert Pattinson justement célébré pour une interprétation physique mémorable, incarnant ("réellement", a-t-on envie d'écrire) un être inadapté perdant pied devant la complexité du monde, puis exprimant finalement son désarroi alors que défile le générique de fin, y révèle de manière bouleversante l'humanité profonde du film. Tout l'inverse du cinéma de virtuoses et de petits malins qu'on aurait pu craindre.


[Critique écrite en 2018]

EricDebarnot
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le 29 janv. 2018

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