Grâce à Dieu : la quintessence de la profession de Foi dans une approche réparatrice

Tout le monde sait que François Ozon a l’habitude d’aborder des thèmes délicats mais on peut dire que cette fois-ci il a retiré une épine dorsale à bien des âmes abîmées après les avoir remuées à l’aide de sa main habile de maestro ; parfois, il n’y a qu’en appuyant là où ça fait mal qu’il nous est possible de soigner une plaie.


L’objectif se focalise en premier lieu sur Alexandre, un quadragénaire père de cinq enfants et époux d’une femme à l’attitude bienveillante. Son regard sombre voire ombrageux indique qu’une blessure vive l’accompagne au quotidien, blessure dont il est d’autant plus conscient que son déni désormais dépassé s’est mû en colère. L’objet de son ressentiment possède une valeur absolument légitime : durant son enfance, il a été abusé par un prêtre chez les scouts tout comme d’autres camarades participant avec lui à la vie du camp. Nous en arrivons à cette étape cruciale où le film documentaire se substitue la fiction, ce qui renforce la sensibilité labile toute “cathartique” de chacun d’entre nous, surtout si nous avons été victime par le passé d’une telle tentative de meurtre psychique. C’était un pari osé de la part du réalisateur d’approcher un fait d’actualité provoquant une aussi puissante vague déferlante, l’agresseur au nom maintenant réputé de Père Preynat s’est en effet abandonné à des jeux d’une perversité sans mesure en prenant pour cibles des enfants durant les années quatre-vingts. Le héros aujourd’hui devenu adulte n’a pas encore réussi à renouer avec son enfant intérieur comprimé sans le moindre souffle dans une position de parfait dénuement face au monde qui l’entoure, il montre toujours un air lointain même s’il s’implique dans la vie sociale et cet apparent détachement constitue pour lui un rempart contre d’éventuelles attaques. Parallèlement il craint que ses enfants subissent des attouchements de la part du Père Preynat car celui-ci continue toujours d’exercer son office au diocèse de Lyon. Il va donc tenter de rencontrer celui qui lui a détruit son innocence quelques décennies plus tôt afin de surmonter sa peur, commençant ainsi une lutte effrénée avec les démons de son passé dont le seul moyen de s’en extraire consiste à faire éclater la vérité au grand jour.


Semblable à un duel, l’affrontement entre Alexandre et le vieillard libidineux s’offre à nous comme un cynique spectacle coupant notre respiration en l’espace d’un instant, le coupable reconnaît ses fautes sans émettre le moindre frémissement tout en dévorant des yeux son ancienne proie avec une désinvolte condescendance. Malgré ses démarches aboutissant à des échecs consécutifs, notre héros poursuit sa bataille, plus résolu que jamais à remporter la victoire. Après avoir retrouvé d’anciens scouts qui comme lui ont été abusés, l’information commence à circuler jusqu’à ce qu’elle atteigne l’effet de médiatisation recherché. Deux personnages vont alors intégrer cette fresque picturale, conférant à l’intrigue une dimension encore plus intéressante : François et Emmanuel, deux natures aussi opposées l’une et l’autre que peuvent l’être la lune et le soleil. L’un s’affiche comme un bon vivant frappant son verbe à coups de jurons, en apparence la violence subie lorsqu’il était petit ne paraît pas lui avoir laissé de traces tant sa parole ainsi que son geste flambent à l’unisson ; au départ il va aller jusqu’à nier la vérité en minimisant les actes commis, toutefois sa vélocité finit par se déployer à l’instar d’une chaîne brisée, ses éclats de voix s’avèrent être de vives revendications contre le corps ecclésiastique qu’il récrimine sévèrement. Il décide de créer l’association La Parole libérée dans le but de soutenir les anciennes victimes du Père Preynat dans leur reconstruction, en dépit des nombreuses années qui se sont écoulées après le surgissement du drame. Emmanuel ne cache pas sa fêlure derrière une apparente force, sa fragilité s’exprime sans fards envers et contre tous. Contrairement aux autres héros, il ne parvient à se reconstruire qu’avec peine et pour cause, il dispose de l’intelligence d’un zèbre. Quoi de plus délicat pour une créature dotée d’un ADN composé de rayures irrégulières que de réparer l’irréparable quand de surcroît on a des difficultés d’adaptation ?


Nous constatons que chaque personnage oriente sa Foi vers une direction différente, répondant ainsi à la douleur éprouvée d’une manière singulière - tous les hommes la conçoivent par définition puisque la douleur originelle ressentie lors de la naissance subsiste inconsciemment, raison pour laquelle demeure en nous d’une façon plus ou moins dissimulée un attrait morbide pour la douleur, ce qui expliquerait pourquoi certains individus sont amenés à mettre le mal à exécution. Malgré l’horreur matérialisée en expérience, Alexandre aurait eu toutes les raisons de ne plus “croire” mais il choisit au contraire de consolider sa Foi en développant un système de croyances lui accordant une parcelle de paix, au-delà de la simple volonté d’instaurer une sécurité le cheminement vers Dieu constitue sans doute pour lui l’unique processus de guérison possible dans le sens où la reconnaissance de Dieu l’aide à accorder sa chance à l’humanité cependant que celle-ci l’a déçu. Mais ses fortes convictions viennent interrompre son assurance mâtinée d’un fond d’instabilité, dévoilant en réalité une âme inquiète. François prend la direction inverse étant donné qu’il se définit lui-même comme un bouffeur de curé, son facteur de résilience est si j’ose dire le rejet total de la Foi qui aboutit à un athéisme virulent, il se débarrasse de cette empreinte diabolique l’ayant marqué au fer rouge en répudiant tout ce qui serait susceptible de ressusciter son souvenir. Pourtant cette fermeté se manifeste aussi de son côté pour camoufler une inévitable inquiétude. Enfin Emmanuel fait le pont entre ces deux réactions antagonistes, je le considère comme le personnage le plus “vrai” de tous parce qu’il accueille sa souffrance en évitant de la contenir à l’intérieur de lui, hélas parfois au détriment de son bonheur ; des trois il est celui qui rencontre le plus d’obstacles dans la voie de la résilience.


A la fin nous ressortons la tête emplie de multiples questions dont les principales persistent néanmoins. Le cardinal Barbarin n’a-t-il pas finalement une part de responsabilité plus grande que le Père Preynat vu que ce dernier souffre d’une maladie qu’il ne maîtrise pas aussi délétère soit-elle et que le premier, sachant la situation, aurait dû intervenir au plus vite pour empêcher que de nouvelles victimes pâtissent des troubles mentaux d’un prêtre indisposé à remplir l’exercice de ses fonctions ? Comment réapprendre à se forger des croyances après avoir vécu une expérience traumatisante ? Le dévoilement d’une trace du passé longtemps après qu’elle ait été laissée peut-il vraiment aider la victime à se défaire de ses démons ? Jusqu’à quel point les adultes à demi conscients du mal être de ces enfants “cassés” reculent face à une réalité déplaisante en niant l’évidence ? Bien entendu, ces interrogations dressent une problématique d’ordre moral. On traverse une époque où les mentalités sont en train de changer, je pense qu’il est judicieux d’avoir repoussé le délai de prescription des abus sur mineurs à trente ans dans la mesure où cette démarche permet d’éveiller les consciences, un traumatisme met souvent du temps avant d’être reconnu et accepté…


J’accorde une mention spéciale à Swann Arlaud (Emmanuel) qui nous invite à l’optimisme, l’enthousiasme au sens littéral du terme n’engendre qu’une vague d’optimisme au plus mécréant des hommes. Melvil Poupaud (Alexandre) confirme son talent d'acteur dans son rôle de quadragénaire taciturne au beau visage grave éclairé cependant par un vent d’espoir.

LolaGridovski
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le 27 mars 2019

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