Toute modernité porte avec elle son lot de rumeurs et d'intox, de légendes urbaines et folkloriques totalement infondées. Confronté à notre ignorance face aux aléas du hasard, il nous est plus facile de résumer un problème à sa plus simple expression, un simple mot forgeant à lui-seul une imagerie malveillante propre à se répandre aussi vite que la rumeur. Aussi, lorsque les mécaniciens et les pilotes d'avion de la Royal Air Force étaient confrontés à une panne inexpliquée de leurs appareils, ils s'amusaient à résumer ça à un simple mot : gremlin. Et les imaginations de se représenter souvent une petite créature maligne et carnassière se faufilant dans les mécanismes d'un moteur et dévorant, ou débranchant, malicieusement quelques fils électriques ou courroie pourtant toute neuve. Une légende purement militaire à laquelle on aura finalement attribué la plupart des accidents, des pannes et des bavures des soldats et des pilotes de guerre. De petites créatures, aussi néfastes que de vulgaires rongeurs, mais bien plus malignes, et qui hanteront l'imaginaire anglo-saxon du vingtième siècle.


Car le mot "gremlin" est depuis resté inscrit dans un certain folklore américain contemporain et ce même si les représentations de la fameuse créature dans les médias restaient relativement plutôt rares jusqu'en 1984. On notera par exemple que Roald Dahl aura romancé la bestiole une première fois avant que celle-ci n'envahisse timidement l'écran. Bugs Bunny, pourtant particulièrement doué quand il s'agissait de mener la vie dure à ses adversaires, se cassa allégrement les dents lors d'un cartoon mémorable qui l'opposait à l'une de ces mystérieuses créatures. Celle-ci n'avait pourtant pas encore ce minois malicieux et carnassier, immortalisé par le film de Joe Dante et qui propulsa définitivement la société Amblin.


Créé en 1981 pour les besoins de la comédie Continental divide, Amblin, dont le nom reprend le titre d'un court-métrage de jeunesse de Spielberg, ne cessera durant les années 80 de privilégier des sujets alternant science-fiction et horreur soft. En cela, chacun de ces métrages délivrait son lot de magie via des effets spéciaux plus ou moins innovants à l'époque mais qui ne prenaient jamais plus d'importance que le scénario, ce qui n'est hélas pas toujours le cas aujourd'hui (ça y est c'est officiel, je suis un vieux con). Il est aussi intéressant de remarquer que les productions du studio semblaient cibler une certaine catégorie de spectateurs en prenant invariablement comme protagonistes des enfants ou des adolescents issus des banlieues modestes américaines, des Elliot, Billy ou Marty, sortes de déshérités de l'American Dream. Une démarche assez gonflée pour l'époque et qui encourageait l'enfance d'alors à croire en son propre avenir.


E.T. l'extra-terrestre fut le premier succès du studio. Succès est un euphémisme tant le film fit un carton monumental à travers le monde et décrocha la timbale pour les deux décennies à venir. Un block-buster qui donna suffisamment de crédibilité à la petite boîte de Spielberg, Kennedy et Marshall, laquelle n'eut pourtant jamais la prétention de se hisser au niveau des grandes majors puisqu'elle réinvestissait immédiatement une grande part de ses bénéfices dans la mise en chantier d'un nouveau projet. D'ailleurs, Amblin ne quitta jamais vraiment le giron de la Universal. Il faudra attendre deux ans avant que Amblin ne réitère l'exploit artistique et commercial de E.T. Entretemps, Spielberg aura réalisé deux longs-métrages et produits quelques autres. Quelque-part dans son agenda surbooké de l'époque, le cinéaste trouve assez de temps pour se pencher sur le script d'un jeune scénariste novice, un certain Chris Columbus. Intitulé Gremlins, celui-ci décrit par le détail le saccage jubilatoire d'une petite bourgade fictive des Etats-Unis par les créatures légendaires. Le script est d'autant plus mémorable qu'il regorge d'humour et de cruauté, de visions effrayantes aptes à séduire un cinéaste comme Spielberg, dont le penchant pour le gore et l'humour noir explosera aux yeux de tous cette même année 84 dans le second volet d'Indiana Jones. Le cinéaste achète aussitôt les droits et pense très vite à l'un de ses collaborateurs récents pour le porter à l'écran, le dénommé Joe Dante qui se sera fait justement remarquer grâce à deux authentiques films d'horreur : le cultissime Piranha, hommage à peine déguisé au Jaws de Spielberg, et le non moins célèbre Hurlements, remarquable film de lycanthrope (et dans lequel Spielberg remarqua également une actrice, Dee Wallace, à qui il offrira le rôle de la mère dans E.T.). Avec une telle carte de visite, Dante (Joe, pas Alighieri) n'a donc pas échappé au collimateur de Spielberg et les deux hommes collaborèrent dès 1983 à la réalisation du film à sketchs La Quatrième Dimension. Au sortir du tournage de ce dernier film, le réalisateur-producteur propose aussitôt à Joe Dante de mettre en scène et en images, les délires narratifs du jeune Columbus, non sans imposer à son scénario quelques retouches. Ainsi, Spielberg exige-t-il que Gizmo ne se transforme jamais en gremlin (ce qui arrivait dans le script original) et reste jusqu'à la fin cette adorable peluche ambulante. Un bon moyen de ne pas briser l'émerveillement des plus jeunes (tout en s'assurant d'écouler toutes les figurines à l'effigie de Gizmo). De même, une autre scène montrait les gremlins en train de dévorer la clientèle d'un fast-food. Grâce (ou à cause ?) de Spielberg, les vilains monstres se contentent des hamburgers dans le film. Un peu de frilosité à but commercial et artistique n'empêche cependant pas Spielberg de laisser les coudées franches à Joe Dante, lequel peut ainsi réaliser le film tel qu'on le connaît et ce malgré la grogne de certains exécutifs de la Warner que Spielberg, pourtant accaparé par le tournage d'un de ses films, se charge de museler.


En 84, Gremlins pose alors un sérieux problème à la MPAA, le comité de censure américain. Celui-ci se trouve partagé entre le background enfantin de l'oeuvre et sa désacralisation systématique des institutions américaines, marquée par un déchaînement de cruauté irrévérencieuse et de gore détourné. Ça leur est d'autant plus difficile que la législation de l'époque se limite à une classification PG (enfants autorisés mais accompagnés) et R (adultes seulement). C'est là que Spielberg boucle son second Indiana Jones, le plus gore de la franchise. Les soubresauts horrifico-humoristiques de ce second opus (remember la scène du repas ou le coeur arraché) braque définitivement dame censure que tonton Spielby se met aussitôt en devoir de séduire en lui proposant un compromis des plus logiques : créer une classification intermédiaire, interdisant les deux films aux mineurs de moins de treize ans. Une recommandation des plus logiques aujourd'hui mais à laquelle la censure de l'époque semble ne jamais avoir songé. Et c'est ainsi que Spielberg crée indirectement le PG-13 et que peut enfin sortir le film de Joe Dante, prêt à bousculer durablement l'imaginaire des spectateurs.


Nous sommes donc en 1984 et le public découvre à l'écran ce qui a tout pour être un authentique conte social de Noël mais qui n'en sera pourtant rien. Au détour d'une rue sordide et intemporelle, nous faisons la connaissance du principal narrateur, premier référent que l'on perdra très vite de vue durant les événements du film. Ce dernier est un inventeur un rien farfelu qui manque pourtant d'inspiration quand il s'agit de faire un cadeau original à son fils. Il semble au départ s'être aventuré un peu trop loin de la réalité, au point qu'il paraît d'abord impossible d'inscrire la scène dans une époque déterminée. Le vieux bazar dans lequel le personnage s'engouffre ne viendra pas me contredire, ni la créature mystérieuse qu'elle abrite et que l'inventeur finit par découvrir au milieu d'une multitude d'antiquités. Ce dernier tombe immédiatement sous le charme de cet animal inconnu, enfermé dans une cage et condamné à l'obscurité (et dont l'aspect nous est caché). Son chant enchanteur finit par convaincre l'homme qu'il fera un bien beau cadeau pour son fils. Mais à cette velléité de consommateur s'oppose le refus inconditionnel du vendeur, un vieux chinois borgne et flegmatique, qui se contente de dire que l'animal n'est pas à vendre, et ce malgré les tentatives de son petit-fils pour le convaincre d'accepter l'offre de l'américain. Ce dernier repart dépité et est immédiatement rejoint par le jeune homme qui lui demande de l'attendre à l'arrière du magasin. Là, à l'insu du vieil homme, Rant Peltzer fait tout de même l'acquisition de l'animal, un authentique mogwaï, créature toute aussi fantastique que soumise à trois règles essentielles, proférées par le jeune homme et qui semblent évidemment être destinées à être profanées.


Et voilà comment introduire le fantastique le plus inconcevable et merveilleux dans un contexte au demeurant réaliste. Car la suite nous plonge immédiatement dans le cadre charmant de Kingston Falls, une petite bourgade fictive du Nord-Est des Etats-Unis, évoquant à elle-seule, par ses habitants et son décor noyé sous la neige, toute l'imagerie traditionnelle des contes sociaux de Noël. Un cadre enchanteur que l'on redoute (ou espère) être bouleversé par l'intrusion de cette étrange créature. C'est finalement à travers les yeux du jeune héros du film, Billy, qu'elle nous est révélée et le réalisateur consacre dès lors une large part de son exposition à la découverte de cette créature. L'occasion pour les enfants de voir en Gizmo, le compagnon de jeu idéal, véritable peluche, toute aussi adorable qu'intelligente et à priori irréprochable. Mais... car il faut qu'il y ait un mais, d'autant qu'on aurait vite finit par s'ennuyer à regarder Gizmo regarder lui-même les vieux films des années 40 et 50 (La Vie est belle de Capra inclus, ce qui n'est pas anodin). Mais (donc) la profanation d'une des trois règles conduit très vite la créature à accoucher d'une descendance bien moins recommandable. Tout aussi mignons soient-ils en apparence les autres mogwaïs, n'en sont pas moins teigneux et affamés. Leur fringale, ils la calmeront à l'insu de tous après minuit, profanant ainsi une seconde règle essentielle. Et c'est à une mutation bien moins charmante, mais pas moins jubilatoire, que le film nous propose alors d'assister.


Il faut alors voir comment Joe Dante renverse en une scène charnière toute la mécanique naïve mise en place dès l'exposition. Tel un enfant terrible se découvrant d'affreux nouveaux jouets, Dante se lâche et nous donne à voir à travers un montage alterné, toute la dangerosité de ses créatures annoncées par le titre. Et ce, en repoussant malicieusement le moment de nous les révéler tout en resserrant méthodiquement le cadrage sur la mère Peltzer et le professeur qui sont attaquées par les bestioles. En découle cette scène cultissime de la cuisine et de la salle de classe, où le réalisateur applique allègrement les codes du cinéma horrifique et gore. Dès lors, chacun de ses plans anguleux et de ses mouvements de caméra nous plonge dans l'horreur la plus débridée, Dante ne faisant qu'en détourner la grammaire dans l'usage d'explosions de sang vert des plus répugnants et réjouissants (mais on imagine alors bien la perplexité des censeurs de l'époque).


La suite, comme on le sait, est une avalanche de gags visuels et contextuels, où l'absurde y côtoie avec maestria l'humour noir le plus exacerbé. Ce qui va quasiment à l'encontre de toute l'exposition ayant précédé. On y assiste, toutes dents dehors, à l'invasion et au saccage de la petite ville par des hordes de petits gnomes verts qui se font une joie de massacrer puis d'investir la société hyper-balisée de leurs victimes. Les créatures en viennent d'ailleurs très vite à singer les humains et se travestissent en toutes sortes de stéréotypes, du petit chanteur de Noël au mafieux, en passant par l'exhibitionniste et le détective privé. Ou comment dénoncer les travers d'une société reaganienne en pleine mutation par la figuration de diablotins anarchistes et irrévérencieux. Et Dante de se livrer ainsi à un enchaînement de séquences devenues cultes de la scène du bar à celle du cinéma en passant par la mort hilarante de l'acariâtre Mrs Deagles, éjectée sur son siège ascensionnel par la vitre de sa maison. Comme pour Small Soldiers, une décennie plus tard, le réalisateur y défie l'ordre établi, bouscule les conventions en mélangeant allègrement les genres et les tons.


Et c'est bien cela qui fait toute la singularité et la complexité du film de Joe Dante, cette alternance de tons, entre le rire et le tragique, un peu comme avait su si bien le faire John Landis, trois ans auparavant, avec son Loup-garou de Londres. Preuve en est, cette séquence où l'on ne sait vraiment s'il faut rire ou pleurer et dans laquelle Phoebe Cates explique qu'elle refuse de fêter Noël depuis que son père s'est tué en tombant dans la cheminée, déguisé en père noël le soir du réveillon. Une scène qui, menacée par les exécutifs de la Warner, a d'ailleurs failli être coupée au montage si Spielberg lui-même n'avait pas tenu à la conserver.


Dès sa sortie en salles, le film de Joe Dante remporta un succès colossal et se posa comme l'un des meilleurs représentants du savoir-faire d'Amblin. Ce succès s'accompagna de quelques critiques de bien-pensants qui mirent aussitôt à l'index, à tort bien sûr, la volonté du réalisateur et des producteurs d'infantiliser et de déresponsabiliser leurs spectateurs (Plus tard Les Goonies et Retour vers le futur ne firent qu'enfoncer le clou...).


A mi-chemin entre le conte de noël et la série B horrifique, Gremlins reste encore aujourd'hui un des films les plus représentatifs de son époque et du studio qui lui aura donné le jour. On peut alors s'étonner et peut-être même se réjouir qu'il n'ait eu droit qu'à une seule suite tardive en 90 et aucune tentative de remake depuis. Avec le temps et les oeuvres qui lui ont succédé, on aurait pu s'attendre à voir le film tomber dans l'oubli. Mais preuve de son caractère intemporel et de son influence sur plusieurs générations de spectateurs, les enfants d'aujourd'hui réagissent encore à l'évocation du seul mot : Gremlins.

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le 25 déc. 2015

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Buddy_Noone

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