Hana-bi est certainement le film de Kitano le plus difficile à décrire et à saisir, bien qu'en ayant revu ceux qui lui précèdent, la tâche qui m'incombe est plus aisée. Après Sonatine, il s'agit selon moi de son second film-somme, regroupant tous les thèmes qui font partie de son univers esthétique ou thématique : solitude, problème de communication, mort, exclusion sociale, catharsis. Plus que jamais, le script est réduit à l'essentiel, et la dilatation du temps est étirée à son maximum, produisant de nombreuses ellipses narratives (à ce titre, Kitano a fait un gros travail de montage pour rendre néanmoins son film compréhensible, soignant ses transitions). Pour apprécier ce film, il s'agit d'utiliser sa sensibilité, et de mettre également à profit ses connaissances personnelles du cinéaste pour ne pas passer à côté de ce chef-d'oeuvre. En effet, le talent de Kitano ne réside ni dans ses compétences de technicien (il s'avouera toujours débutant dans le métier, bien que Hana-Bi soit selon moi son oeuvre la plus accomplie) ou dans son écriture, épurés à l'extrême, mais au niveau d'un travail de vision d'artiste et de cohérence "esthétique".


Ce film a été réalisé peu après l'accident qui a failli coûté la vie au réalisateur, ce qui peut être ressenti au niveau du fond et de la forme. Il y a en effet une accentuation importante sur le deuil et la solitude, la mort et le néant. L'humour burlesque est presque évacué, à peine perceptible par petites touches (le ferrailleur et le conducteur imprudent, losers que l'on retrouve dans chaque film de Kitano, une autre piste de lecture possible), légèrement concentrée vers la fin (Nishi et sa femme). En fait, l'une des grandes nouveautés de ce film dans l'oeuvre de Kitano, et son tour de force personnel, est d'avoir su articuler la violence et la poésie sans rupture de ton comme il le fait d'habitude (donnant ainsi l'impression d'avoir deux films), grâce à l'entrelacement de deux existences, deux anciens policiers et collègues de travail qui ont subi un trauma comparable.


Le premier personnage, Nishi, (Takeshi Kitano) vient de perdre sa fille, et accompagne lentement sa femme malade vers la mort. Il porte une violence muette extérieurement (encore ce faciès immobile), mais bien vivante intérieurement. Nous revivons en trois flashbacks placés dans le récit, l'événement d'une intervention qui a mal tournée, qui exprime parfaitement cette imprégnation sourde de la violence, le tournant inexorablement vers la mort. Signe que l'émotion est plus importante que la raison chez Kitano, nous ne comprenons pas tout de suite ce qu'il s'y passe, mais nous ressentons d'abord l'assaut de cette violence sèche. L'expérience du deuil est aussi perceptible, d'abord au niveau de la communication (il doit dire peut-être trois mots, comme sa femme. Du coup quand ils l'ouvrent, la puissance émotionnelle est très forte), puis aussi par rapport à la présence d'indices qui renvoient au drame vécu (vélo d'enfant, peintures ...). Ensuite, au court du récit, ce personnage ne manque pas d'occasion pour exprimer cela au-dehors de lui, de manière toujours imprévisible et explosive (le montage est sec, directement à l'impact). Le second personnage (Ren Osugi) est devenu handicapé, et perd donc son travail, ainsi que sa famille qui l'a abandonné. Il expérimente alors la pure solitude, laissé entièrement à lui même. Mais il retrouve un sursaut de vie à travers la peinture (dans le film, toutes ces toiles ont été peintes par Kitano). Ces deux récits se rejoignent magnifiquement, symboliquement, par l'intermédiaire de cette forme d'art, qui répond à ce que vit intérieurement son ami et sa femme mais qu'ils ne peuvent dire par des mots.


Au niveau culturel, pour comprendre ce film, il faut aussi savoir que l'absence de travail équivaut à la mort sociale au Japon à un degré incompréhensible pour nous. Or, cette inactivité est exprimée à trois niveaux : le handicap, la maladie, et devenir yakuza (qui implique la mise au ban de la société). Peu étonnant donc que le suicide soit une solution possible, un thème maintes fois traité chez Kitano. Mais ici, il prend une forme tout à fait spéciale, puisqu'il suit deux voies parallèles que j'ai tenté d'expliquer précédemment. Chez le peintre amateur, l'art devient un porte-parole de ses douleurs. Tandis que l'autre parvient enfin à communiquer avec sa femme en faisant un dernier grand voyage, et en réalisant ensemble des jeux, toujours presque sans rien dire (sinon des banalités). Les derniers mots qu'elle prononce, avec le cadre de la mer (lieu où l'on se retrouve chez Kitano), avec l'enfant qui joue et à qui tout adulte aimerait ressembler mais qui fait aussi écho au deuil, les collègues qui attendent leur ami tout en continuant leur vie mais impuissants à sauver ce dernier, atteignent donc une charge émotionnelle intense : oui, au niveau symbolique, il s'agit d'un véritable feu d'artifice (traduction littérale du titre japonais). Tout est dit en 5 minutes, dans l'une des plus belles fins de film qu'il m'ait été donner de voir dans ma vie, presque sans paroles (mis à part les derniers mots touchants de la femme déclenchant le bouquet final), transmettant toute l'émotion suffisante par l'intermédiaire des images et la musique de Joe Hisaishi aux notes suspendues dans le temps avant la fin tant pressentie (la violence est ici montrée hors-champ - tranchant avec ses autres apparitions - et se révèle encore plus intense que si elle l'était). Un film sur les derniers instants d'une vie, telle que l'on voudrait qu'elle soit vécue, mais que l'on ne peut exprimer uniquement par des mots.


Bref, une atmosphère profondément anxiogène enveloppe tout le film, mais elle est aussi paradoxalement vitaliste (qu'il faudrait d'ailleurs voir en diptyque avec L'été de Kikujiro, son double lumineux). En effet, c'est à l'aune de la pensée de la mort (ou de la mort tout court, ce qui signifie la même chose pour Kitano) que les personnages commencent à exister, l'un à travers l'art, l'autre à travers le voyage et les jeux , deux formes d'évasion et d'expression complémentaires. C'est au-dehors des normes sociales (travail, intégrité physique, ...) qu'ils accomplissent des choses non productives au sens strict du terme (ce qui est fort dans le contexte japonais tel que je l'ai décrit), et qu'ils s'expriment personnellement (je me demande si ce n'est pas aller trop loin, de penser que Kitano continue de filmer les personnages après leur sortie du cadre pour exprimer leur difficulté à trouver leur propre place dans leur vie). Le titre du film ne signifie pas autre chose que la réunion explosive de ces deux extrêmes, l'un contenant l'autre. Enfin, une petite réflexion sur l'art intervient à l'arrière-plan, tout à fait pertinente car Hana-bi peut aussi être conçu comme une recherche de l'être, opposée à celle de l'avoir. Une scène exprime parfaitement ce rapport : celle où l'handicapé reçoit son bonnet d'artiste (l'avoir), alors qu'il n'a pas encore fait ses "preuves". Ce qui est ironique, c'est que ce dernier trouvera l'inspiration seulement lorsqu'il ne la cherche pas (dans la nature, son vécu, ses obsessions). C'est donc dans la soit-disante mort sociale, physique, ou symbolique (l'avoir), que la vie prend forme (l'être), de manière imprévisible et fragile.


En résumé, Hana-Bi est le chef-d'oeuvre de Kitano, à la fois le plus maîtrisé, le plus personnel, et le plus symbolique. Sur des thèmes (deuil, exclusion, solitude, problème de communication) et une ambiance profondément anxiogènes, les personnages de ce film puisent paradoxalement un souffle de vie et d'expression de soi. Bref, une oeuvre magnifique mais à éviter quand même en cas de déprime.

Arnaud_Mercadie
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le 19 avr. 2017

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Dun

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