[Warning : cette critique est un spoiler géant. N’est-il pas de toute façon ridicule de s’engager dans la lecture d’un texte aussi long quand on n'a pas encore vu le film dont il traite ?][mic drop]


Huit bonnes grosses étoiles, devenant neuf par goût pour les grands gestes. Il arrive que la presse s'emballe à l'unisson pour un mauvais film sous prétexte qu'il sort un peu de l'ordinaire, soumise à la fois à son désir de se démarquer du tout-venant et, comble de l'ironie, à un mimétisme de bourgeois hip. Ce n'est ici pas le cas : si Hérédité ne mérite peut-être pas d'être qualifié de nouvel Exorciste, il n'en demeure pas moins à la hauteur de quasiment tous ses éloges : c'est bel et bien un des meilleurs films d'épouvante qu'Hollywood nous a proposé depuis un sacré moment. Et non, ce n’était pas gagné d’entrée de jeu, toute mémorable que fût sa seconde bande-annonce et tout élogieux que fussent les échos de Sundance. C'est une production A24, oui... et ? Désolé, mais si l’on doit à la boite de production des films mémorables comme Under The Skin, Enemy, Green Room, et The Witch, auquel Hérédité est d'ailleurs souvent comparé, elle s’est aussi distinguée avec le pétard mouillé It Comes at Night, l'année dernière, et a produit bon nombre de mauvais films, comme Tusk, Dark Places, Mojave, The Blackcoat’s Daughter, Barely Lethal, ou encore les horripilantes branlettes d’auteur de Yorgos Lanthimos (allez, admettons tout de même qu’elle a un curriculum plus chiadé que la moyenne). Rien n'était gagné. Mais maintenant que c'est gagné, force est de reconnaître qu'après avoir produit un des meilleurs films de 2017 (A Ghost Story, de Lowery), A24 remet ça cette année avec Hérédité.


Bien nommer les choses


Le problème est qu'il faut bien nommer les choses, histoire de ne pas « ajouter au malheur du monde », comme disait Camus. Hérédité n'est pas ce qu’on peut appeler un « film de peur ». Il est malavisé d'aller le voir avec cette idée en tête, comme si l’on allait voir The Conjuring 3 ou Halloween 18, en quête de frissons faciles et de « jump scares » : pour avoir assisté à une séance remplie de spectateurs malavisés, nous pouvons attester qu’il n’y a au bout du tunnel que ricanements d’incompréhension et autres manifestations sonores de paresse intellectuelle rappelant, par leur pertinence, les commentaires qu’on pouvait entendre à la sortie d’une projection de Mulholland Drive (« wesh, c’est la dernière fois que tu m’emmènes voir une merde, wesh »). Plutôt qu’un « film de peur », Hérédité est, nous avons mentionné le terme, un film d'ÉPOUVANTE. Insister sur cette nuance n’est pas acte de masturbation intellectuelle : se trouver nez-à-nez avec un rottweiler enragé fait peur ; ce que suscite le film d’Ari Aster est bien plus profond que ça. C’est tout aussi viscéral qu’un coup de flippe, dont Hérédité n’est d’ailleurs pas exempt, bijou d’artisanat porté par la mise en scène au cordeau du jeune réalisateur (nous y reviendrons), mais c’est surtout précédé et suivi de quelque chose ; quelque chose de noir et épais qui augure du pire et colle presque à la peau. La plupart des films d’horreur sont comparables à de la junk food : c’est très divertissant sur le moment, mais l’on n’en garde au final pas grand-chose pour la simple raison que l’horreur ne repose pas sur grand-chose. Ni tragédie humaine d’ampleur, ni tourments existentiels, ni même un réel malaise. Si Hérédité, de son côté, est le malaise incarné, c’est parce qu’il est de l’épouvante avant tout psychologique : on a les chocottes avant même qu’il ne se passe quoi que ce soit de chocottifiant dans les faits. Hérédité est de l’épouvante à infusion lente. Vous voulez faire un tour de montagnes russes ? De l'horreur « fun » ? Allez voir Conjuring, ouste, du balai ; pour paraphraser le chirurgien esthétique de La Mort vous va si bien, nous ne voulons plus jamais vous revoir. Sinon, faites comme chez vous.


En fait, apprécier la bande-annonce susmentionnée assure de prendre un minimum de plaisir devant le film, puisque c’est à la fois une des rares bandes-annonces à ne pas tromper sur la marchandise, car elle s'est dotée d’une atmosphère et d’un esprit fort proches de ceux du film (pas vrai, Suicide Squad ?), ET un également rare cas de bande-annonce qui ne raconte pas tout le putain de film. Le glauque de la BA (les Anglais ont le terme « creepiness », qui est encore mieux adapté) est celui du film, point à la ligne. En fait, on doit même lui reconnaître l’extraordinaire fausse piste qu’elle s’est permis en faisant croire que la jeune Charlie était l’héroïne du film, se choisissant même un quasi-méga-spoiler pour DEUXIÈME plan (celui de l’enterrement de la gamine, que le spectateur prend pour celui de la grand-mère). Et point de publicité mensongère dans ce cas-ci : si le spectateur croit à une version féminine de Damien : La Malédiction, c’est simplement parce qu’il est habitué à ce genre d’histoires à la con. Dans tous les cas, faire partie de ceux qui s’attendaient à un Paranormal Activity 9 alors qu’on a vu cette BA est, pour le très respectueux auteur de ces lignes, totalement incompréhensible.


It’s Google time


On a beau être très tôt saisi par la maîtrise formelle d’Hérédité, par son atmosphère oppressante faite de petits riens, et avoir pris un plaisir masochiste à suivre la chute de la famille Graham avec ses personnages terriblement humains sur lesquels nous reviendrons aussi (de la mère Annie, terrorisée à l’idée de devenir folle comme la sienne, au fils Peter, sorti un peu effacé d’une enfance sans éclat, en passant par le père Steve, sans doute choisi sans histoire par une Annie en quête de tranquillité) : à la fin du film, alors que le générique défile sous les yeux du spectateur, encore grands ouverts par le déluge d’horreurs du dernier quart d’heure, la première réflexion qui vient est : ok... si le scénario de ce film fait parfaitement sens, alors c’est un quasi-chef-d’œuvre... mais seulement si. Parce qu’il est littéralement impossible de TOUT saisir de ce qui s’y passe. Il s’y passe trop de choses, et une partie substantielle de ces choses est, disons, un chouïa cryptique. Après avoir minutieusement lu une bonne plâtrée d’articles du web anglophone dédiés à ce seul sujet, verdict : Ari Aster ne s’y est pas pris par-dessus la jambe, et l’histoire d’Hérédité se tient dans l’ensemble très bien, laissant derrière elle une dose d’interrogations à ne pas prendre pour des incohérences.


Revenir sur toutes les pièces du puzzle héréditaire prendrait trop de temps, et ce n'est pas l'objet d'une critique, mais nous pouvons en revanche nous arrêter un instant sur quelques-unes d'entre elles. La principale : le roi-démon Paimon, méchant inssaisissable du film (pour une fois que ce n'est pas Satan...). Paimon n’est pas une créature toute droit sortie de l’imaginaire d’Ari Aster : ce dernier a pris un « vrai » démon issu de la goétie, « science occulte de l’invocation d’entités démoniaques » selon Wikipédia. Paimon est un enseignant des arts, sciences et « choses secrètes » (voilà qui n’est pas vague). Le Pseudomonarchia Daemonum, traité sur la nomenclature de la hiérarchie des démons infernaux datant de la Renaissance, le place en vingt-deuxième position, ce qui doit être plutôt balaise, à moins bien sûr que lesdits démons soient vingt-cinq. La page anglaise, plus fournie que son équivalente française, en dit un peu plus : Paimon est fidèle à Lucifer, il a le titre de « roi de l’Ouest », dirige deux-cents légions, et il est tantôt un Dominion, tantôt un Chérubin, selon les sources. Plus intéressant, son nom dériverait selon certains d’une déesse païenne moyen-orientale parce qu’il est souvent décrit comme une jeune femme à dos de chameau ; il aurait, selon plusieurs sources, un visage féminin, quoique l’on continue d’employer un pronom masculin. Selon d’autres sources, il serait capable de révéler des trésors cachés, puisqu’il connaîtrait « toutes les affaires du monde ». Mais surtout, il serait capable de faire apparaître des esprits, produire des visions d’épouvante, posséder des esprits, ou encore voler. Ah, et « Paimon » signifierait aussi un genre spécifique de bruit, proche de celui que fait Charlie avec sa langue. Partant de là, il devient aisé de mesurer la force de son emprise sur la famille Graham.


« Si vous avez manqué le début »... Paimon a manipulé la matriarche Ellen pour qu’elle crée la secte vouée à son adoration, en échange de la promesse d’en faire sa reine, et cette tarée a manipulé toute sa famille pour mener son roi à bon port : son nouveau corps, un corps d’homme de la lignée d’Ellen. Ceci explique qu’Ellen ait rendu fou son propre fils, le frère d’Annie, en essayant de « faire entrer des personnes en lui » (pour reprendre ses mots rapportés par Annie), avant qu'il ne se suicide pour échapper à cet enfer. Ceci explique aussi que ni Annie, ni Charlie ne lui aient convenu, et que Peter soit devenu son objectif final, quoique le roi-démon ait dû faire avec Charlie pendant un temps : l'étrange gamine que l’on voit depuis le début est, au mieux, un mélange de Paimon et de Charlie, au pire, un démon complètement déphasé car prisonnier d’un corps qui ne lui est pas adapté ; les deux cas de figure expliquant son comportement asocial, sa manie de découper la tête des zozios (pour des figurines bien glauques préfigurant celle, grandeur nature, que l’on verra à la fin dans la petite cabane des enfers), et ses claquements de langue horrifiques. On peut se demander pourquoi Paimon a attendu si longtemps : une fois que sa reine Ellen a pu remettre la main sur Peter grâce à la naissance de Charlie qui l'a rapprochée d'Annie, avait-il vraiment besoin d’attendre douze ans ? Ari Aster a précisé que le « réceptacle » devait être psychologiquement et émotionnellement affaibli pour le laisser entrer en lui, expliquant qu’il ait dû attendre que Peter vive toutes ces horreurs (et expliquant la virulence desdites horreurs, à commencer par la décapitation de Charlie...). Mais lui et les membres zélés de sa secte de frappadingues ne pouvaient-ils pas provoquer des tragédies en cascade plus tôt ? L’action requérait-elle peut-être la mort d’Ellen ? Dans ce cas, pourquoi aurait-elle essayé d’« imprégner » son propre fils ? Aux lecteurs qui souhaitent en savoir plus et n’ont pas peur de l’anglais, nous ne saurions trop recommander ce résumé fort clair de l’Independant.


Comme vous le constatez, toutes les questions du film n’ont pas leurs réponses, même de la bouche de son réalisateur-scénariste. Pourquoi Charlie est-elle obsédée par les barres de chocolat ? Sont-elles aux noisettes car « nuts » signifie aussi « fou » en anglais ? L'homme qui l'observe avec un sourire de pédophile, lors de l'enterrement de sa grand-mère, le fait-il car il est un membre de la secte voyant en elle Paimon incarné ? Peter est recouvert de fourmis dans une vision horrifique : est-ce parce que les fourmis sont naturellement attirées par ce qui est mort ? En partant du principe que le flash bleu est la présence du roi Paimon, est-ce un hasard si le petit cercueil de Charlie est lui aussi bleu ? À la fin, Peter est-il parfaitement possédé par Paimon, ou bien y subsiste-t-il un peu de sa personne (après tout, Joan l’appelle « Peter ») ? Et le Paimon en possession de son âme est-il le Paimon original, ou un Paimon imprégné de Charlie ? Quand Annie se lâche sur son fils lors d’une scène de dispute familiale mémorable, elle se plaint de ne voir que « ce visage sur son visage » : signifie-t-elle par-là qu’il est censé être quelqu’un d’autre, cette mère qui, de son propre aveu, ne voulait pas avoir un fils ? Tout ça, tout ça, comme on dit. Mais avoir bâti un échafaudage solide sur une base aussi tordue relève tellement du miracle qu’on ne va pas pinailler pour rien.


Humains, trop humains


Nous avons mentionné les membres de la famille Graham dans le chapitre précédent. Tout film ne nécessite pas contractuellement des personnages d’une profondeur tolstoïenne pour être réussi. On ne regarde pas Jurassic Park ou un classique de John Woo pour leur exploration des tréfonds de la psyché humaine. On ne ressort pas de Ring, Rec ou Massacre à la tronçonneuse en regrettant la simplicité de leurs personnages : cela ne veut pas dire qu’ils sont ratés… juste que là n’est pas l’intérêt de ces films. Ils appartiennent au registre de l’horreur « immédiate » évoqué plus haut.


Ce n'est pas le cas d'Hérédité parce qu’il est avant tout une tragédie familiale – d'une famille qui « descend aux enfers », de l’aveu même du réalisateur. Parmi les quelques films que ce dernier a projeté à son équipe avant le tournage se trouve le Cris et Chuchotements d’Ingmar Bergman, tout sauf un film fantastique, et une référence cruciale dans la cinéphilie d'Ari Aster est Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, film pas du tout d'horreur, mais pas moins épouvantable (nous confirmons...). Les membres de la famille Graham sont douloureusement humains – à l’exception de la pauvre « Charlie », plus vraiment Charlie depuis longtemps. Certains détracteurs du film leur reprochent de ne pas être assez attachants, mais c’est qu’il est difficile de faire chaud au cœur, pour une telle famille dysfonctionnelle, dans un film où le malaise consumme l'oxygène et une menace occupe un coin de chaque plan ; et ça ne les rend pas moins humains. Par exemple, la façon dont Peter réagit à la mort de sa petite sœur saisit par sa désagréable vérité. Désagréable parce qu’il ne réagit pas comme nous aimerions tous réagir, dont un monde idéal d’êtres parfaitement équilibrés et rationnels ; vérité parce que rarement une réaction à un décès aura autant saisi aux tripes, de l'incapacité du personnage à se retourner à sa décision sous transe d’aller se coucher sans ne rien dire à ses parents, comme s’il était frappé d’un trouble de stress post-traumatique. C’est sale, mais ça résonne. Même le personnage du père, Steve, fonctionne jusque dans ses défauts : quand il rejette Annie, vers la fin, alors qu’elle le supplie de l’écouter et lui déclare une dernière fois son amour (là encore, quel moment « vrai »), on a envie de lui en vouloir, de se dire « mais quel gros con ! », comme ça arrive souvent devant des films de ce genre. Mais les personnages d’Hérédité ne sont pas des vignettes. Et même si la narration adopte le point de vue d’Annie, on comprend totalement son pauvre mari lorsqu’il lui répond devoir veiller sur leur fils avant tout. L’incompréhension est aussi tragique qu’absolue.


Nous en venons donc à Annie. Si Peter est l’objectif du roi-démon, Annie est l’héroïne d’Hérédité. Celle que l’on veut croire capable de surmonter les épreuves à venir et vaincre sa vieille tortue de mère, que tout ceci se passe dans sa tête ou que des forces du Mal soient réellement impliquées. Et en même temps, on sent que cela n’arrivera pas. Parce qu’elle est trop abîmée pour résister à la pression. Et c’est ce qui la rend, au final, attachante : elle essaie, sans jamais y arriver. Si elle a éteint son allumette in extremis, la nuit où Paimon l’a poussée à arroser ses enfants de diluant pour peinture dans un accès de « somnambulisme », c’est parce qu’elle a résisté. Ses miniatures sont une autre façon de résister, une façon pour elle de maîtriser un minimum les éléments de son existence, de son environnement (elle va jusqu’à reproduire sa maison au meuble près). Sauf que ça ne restera jamais qu’une illusion : la seule vue de la miniature de sa mère la terrifie, et quand elle commence à se désintéresser de son travail, puis détruit dans un accès de rage une de ses précieuses maquettes, on devine que c'est foutu. Résistance lorsqu'elle avait trouvé le courage de couper les ponts avec Ellen, à la naissance de Peter ; échec lorsqu'elle a fini par se rabibocher avec elle à la naissance de Charlie, pensant peut-être qu’une petite fille a besoin d’une grand-mère…


Hérédité, ou un film sur l’échec. Celui d’Annie, bien sûr, mais aussi celui de son pauvre mari et de son pauvre fils, inconscients du sort que les ténèbres et l’avarice (celle d’Ellen) leur préparaient. On a mentionné la tragédie familiale ; on peut carrément parler de tragédie grecque, les personnages de cette mascarade trop humaine étant tous soumis aux caprices de puissances qui les dépassent, ignorant royalement leur libre arbitre et leur individualité. En cours, Peter entend à peine son professeur parler du héros mi-dieu mi-humain de la mythologie grecque Héraclès, caractérisé, comme Atlas, par un sens de la… prédétermination, du destin. Les Graham, eux, n’ont même pas les abdos d’Héraclès : ils sont de vulgaires pions. Des pions enfermés dans une maison de poupées, comme le suggère sans nuance le premier plan du film. Hérédité est le récit d’un rituel de possession du point de vue des agneaux sacrificiels. Son sens de l’inéluctable dans ce qu’il a de plus terrifiant rappelle un peu Sinister, film d’horreur lui aussi doté d’une fin mémorablement tragique, mais au final bien plus proche des films d'horreur classiques. C’est sans doute de ce sentiment d’impuissance que provient l’extrême et délectable malaise que suscite Hérédité dans toute sa longueur, sauf bien sûr lorsqu’il est remplacé par une terreur plus concentrée sur laquelle nous reviendrons, là encore. Tout n’est que malaise, jusque dans un des rares moments un minimum enjoué du film, lorsque la nouvelle BFF d’Annie, Joan, lui raconte sur un ton exalté son histoire de contact avec son fils mort en ne cessant de la toucher, comme pour la garder sous son emprise… La possession est un des thèmes majeurs de l’histoire. Qui dit possession dit manipulation. Et la manipulation explique les comportements parfois incohérents de nos personnages, comme celui d’Annie lorsqu’elle ordonne à son fils LYCÉEN d’emmener avec lui, à une soirée de LYCÉENS, sa sœur asociale de DOUZE ANS (ça n’a aucun sens, et on sent bien que quelque chose de tourne pas rond chez elle à ce moment), ou encore celui de Charlie quand elle cède au gâteau au chocolat qui l’attend sur la table de la cuisine alors qu’à son âge, on est conscient de ses allergies !


Autant dire qu’avec un tel matériau, Ari Aster, dont il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il a écrit le film en plus de le réaliser (fait assez rare à Hollywood), avait sacrément besoin d’un putain de casting... et c’est ce qu’il s’est fort heureusement trouvé. C’est aussi une de ces choses qui font la différence avec de l’horreur de divertissement pur, comme Conjuring ou Ring, qui proposent rarement des performances à oscars : dans l’éprouvant rôle d’Annie, son meilleur depuis peut-être In Her Shoes, Toni Collette mérite un oscar. Sérieusement, si elle a eu droit à une nomination pour Sixième Sens (SIXIÈME SENS !), la logique veut qu'elle en ait au moins une pour ce film-ci, qui lui demande d'exprimer à peu près toutes les émotions humaines répertoriées. Elle est tout bonnement superbe, de la scène du dîner déjà citée à celle de sa possession, en passant par celle, incroyable, où elle joue du mieux qu’elle peut l’enthousiasme pour attirer son mari et son fils dans sa séance nocturne de communication avec l’Au-delà. Alex Wolff, autrement plus charismatique que son grand-frère Nat (de La Face cachée de Margo et Death « WTF » Note), est presque aussi méritant dans son rôle tout aussi éprouvant de victime héréditaire : pour s’en assurer, il n’y a qu’à voir la scène où, possédé un instant par Paimon, il se fracasse la tête sur la table de classe, hélas présente dans la BA (seul défaut de cette dernière). La jeune Milly Shapiro est elle aussi impeccable, quoiqu’on ait un peu de mal avec les acteurs au physique trop étrange, dont on a tendance à croire qu’il leur mâche le travail (à tort ou à raison). En revanche, comment ne pas voir venir le coup de la secte dès que la géniale Ann Dowd apparaît à l'écran ? Ok, c’est une boutade. Peut-être The Leftovers a-t-il trop marqué l’auteur de ces lignes...


Folie du réel ou fait du surnaturel ?


Si le sentiment de malaise qui parcourt Hérédité a un rapport avec l’impuissance des personnages, c’est parce que cette impuissance parait parfaitement psychologique, plutôt que physique, durant une bonne partie du film. Jusqu’à ce que le dernier acte et son dénouement terminal n’éclaircissent définitivement la situation, on peut interpréter le titre comme une simple référence au lien de sang qui relie Annie à sa mère, et à la terreur que lui inspire la possibilité de finir folle comme elle. Parce qu’une des forces du film tient au fait qu’à quelques excentricités et un final près, il peut être apprécié comme un drame bien réaliste sur la maladie mentale. Comme dans The Witch, un bon moment passe avant qu’on puisse se dire : « okay, c'est décidé, ces pauvres gens ne sont PAS fous, et il se passe VRAIMENT un truc ». L’amateur d’horreur fantastique doté d’une capacité d’attention supérieure à celle d’un môme de quatre ans appréciera ses apparitions surnaturelles, ses histoires de possessions et ses visites inopinées de roi-démons, mais le sceptique du répertoire aura suffisamment à faire avec les ratés de la famille Graham pour chouiner… quant au chanceux, il appréciera la savante addition des deux. En cela, Hérédité rappelle le sublime Take Shelter de Jeff Nichols, face auquel le sceptique ne savait déjà où donner de la tête jusqu’à un final aux faux airs d’épilogue qui établissait bien clairement la véracité des prophéties du héros. Mais c’est la deuxième lecture qui nous intéresse, dans ce chapitre : celle selon laquelle rien de ce qu’Annie et Peter voient n’est réel, et c'est juste eux qui partent en sucette. Hérédité, ou la crise de nerfs, sous l’effet d’un drame, d’une famille pétrie de problèmes et assez nulle en communication…


Nous avons établi que les personnages, pions de forces extérieures, ne s’appartiennent pas. Mais ne peut-on pas dire la même chose des schizophrènes, ou des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, affliction plus terrifiante encore que le spectre du cancer parce qu’elle matérialise un cauchemar plus sombre que la mort ? La nuit où elle a failli cramer ses enfants, Annie était certes sous l’emprise de Paimon… mais l’on peut aussi interpréter son acte comme ce qu’on appelle en psychiatrie une « fugue dissociative ». La vieille tortue démoniaque Ellen était officiellement atteinte de DID (multiple personality disorder) ; quelle autre interprétation pouvait en faire l’esprit scientifique et rationnel de notre société ? Le fait que Steve, le père, soit à la fois la seule personne équilibrée du lot ET la seule personne sans lien de sang avec Ellen ajoute de l’eau au moulin des sceptiques : la maladie mentale est bien héréditaire, sorry, Annie. La décapitation est une « figure » récurrente du film, or, où se situe la folie, sinon dans la tête, et quel est le premier moyen d’identifier une personne, vivante ou morte, sinon son visage (pour revenir à la perte de son identité) ? Rosemary’s Baby est souvent cité en référence. De toute évidence, Aster a gardé ce film dans un coin de mémoire bien visible, comme Ne vous retournez pas de Nicholas Roeg, mais au rayon Polanski, quid de Répulsion, avec Catherine Deneuve, huis-clos aussi génial que méconnu sur la maladie mentale que l’on recommande au passage à tout le monde ? Pour finir, nous avons suggéré que le dénouement cauchemardesque du film dissipe les doutes quant à la réalité de ce qui se produit. Mais les visions d’un fou ne lui semblent-elles pas aussi réelles que lui-même ?


Peu importe cependant que les monstres tapis dans le noir soient une chimère d’esprits fragiles ou non : au final, le spectateur se retrouve dans le même cauchemar. Rares sont les films qui lui donnent l’impression de partager ne serait-ce qu’un millième du sentiment de perte de soi et de dépossession qui caractérise, entre autres, la démence. En général on veut bien croire que Machin ou Machine perd la boule, mais ça n’a rien de viscéral. Seulement, Hérédité brouille tellement les pistes, et le fait si bien, que le spectateur volontaire sera à plusieurs reprises VRAIMENT désarçonné par le spectacle (volontaire car il faut y aller avec l’esprit ouvert, comme à une séance d’hypnotisme, mais à moindre frais). Et lors du final, il se retrouvera à hauteur de Peter… soit pas exactement la place la plus convoitée.


Ainsi, dans Hérédité, quand le spectre de la folie ne se trouve pas au premier plan, il flotte quelque part, non loin de là, masque trompeur des forces du Mal… ou source de paranoïa de l’héroïne (on revient à l’hérédité). Quand le personnage de Joan (Ann Dowd), qu’elle n’a rencontré que deux fois, lui tombe dessus pour lui raconter ses bobards en la tripotant, Annie a toutes les raisons de tailler la route ; le problème est que cette dernière a trop peu confiance en elle-même pour agir de la sorte. Le paillasson aurait dû allumer un voyant bien rouge dans sa tête ; sauf que non, pour la même raison. En adoptant le point de vue de l'agnelle Annie, le film d'Aster prend des airs de basculement dans la démence… alors que cette dernière s’avérera, in fine, parfaitement saine d'esprit. C’est le tragique destin d’une femme persuadée d’être contaminée par une maladie mentale qu’elle prête à sa famille entière, sous l’emprise d’une mère cannibale, se croyant carrément « responsable » de ce qui arrive, comme elle l’avoue au groupe de soutien psychologique, alors qu’il n’en est rien. Dans des temps anciens, la maladie mentale pouvait être interprétée comme une manifestation de possession démoniaque. L’ironie de notre histoire place ses personnages dans la situation inverse : ils se croient dans une descente aux enfers psychologique… alors que c’en est une littérale.


Ouais, enfin, ça fout un peu les jetons quand même


La messe est dite : l’horreur ne brille jamais d’un aussi noir éclat que lorsqu’elle est partie intégrante d’un tout plus grand qu'elle, et qui inspire l’angoisse sans avoir à sortir la moindre artillerie. Face au concert de louanges dont Hérédité a fait l’objet entre le festival de Sundance et sa sortie en salle, nombre de critiques, surtout web, en ont pris le contre-pied avec plus ou moins de virulence. Aux défenseurs du film qui parlent de plus grosse frousse de ces dernières années, ils opposent une liste plus ou moins interminable de films de peur plus flippants. Quelques-uns ont eu le bon goût de citer Candyman, de Bernard Rose. Bon goût car c’est là un grand, grand film d’épouvante, auquel Hérédité nous a, nous aussi, fait penser... sans que ce dernier ne souffre de la comparaison. Comme lui, vingt-cinq ans plus tard, Candyman racontait une histoire épouvantable sur le plan humain avant de faire gicler le sang et les visions ectoplasmiques. L’atmosphère délétère et putride de sa cité-dortoir, associée à la musique mystico-sinistre de Philip Glass, et le destin de son héroïne éclipsaient presque les apparitions pourtant horrifiques de son croque-mitaine. Et les films de ce genre ne sont pas courants.


Ne charrions pour autant pas : quand Hérédité ne plonge pas dans un profond malaise, il propose quand même une bonne demi-douzaine d’inoubliables moments d’effroi pur… car l’enfer, ça ne fait pas qu’aliéner, ça fait aussi flipper. Ari Aster, que nous allons désormais suivre de très près, fait preuve d’une maîtrise impressionnante des codes visuels de l'horreur, jouant avec le hors-champ et les coins de cadrages, avec les blancs au montage et les silences plutôt qu'une musique forcément manipulatrice – on vous l’a dit, de l’artisanat cinq étoiles. L’improbablement authentique réaction de Peter, sous le choc, à la mort de sa petite sœur ; la tête de la principale concernée rongée par les vers au bord du macadam (qu’Aster nous impose sans donner l’impression de simplement « choquer pour choquer ») ; Peter se brisant le nez sur sa table de classe sous les assauts de Paimon ; Annie, possédée, tapie dans un coin sombre du plafond comme une putain de chauve-souris, et espionnant silencieusement son fils ; encore elle, quittant la pièce dans un parfait silence lorsque ce dernier se tourne vers sa fenêtre (un de ces moments où l’on se dit « ENFIN un réalisateur qui a pigé ! »…) ; la première apparition discernable d’un membre de la secte des fous à poil, le sourire luisant dans la pénombre du cagibi ; Annie s’égorgeant à la corde à piano ; et bien évidemment, à chaque fois qu'elle ou Peter entendent le claquement de langue de Charlie/Paimon, idée horrifique topissime s’il en est… autant d’instants et de visions faits pour s’inscrire au fer rouge dans les mémoires de cinéphiles qui redemandent de ce pain-là.


On ne saurait trop louer l'idée géniale d'avoir monté la conclusion du film, qui voit Peter/Paimon rejoindre ses sujets dans la cabane des enfers pour son couronnement, sur le glorieux morceau Reborn. Entendons-nous bien : la bande originale de Colin Stetson est splendide de bout en bout ; c'est un nouveau classique de la BO d'épouvante, au même titre que ce qu'a fait Philip Glass pour Candyman. L'évidence saute aux tympans dès le premier morceau, Funeral, qui prend un moment somme toute trivial de l'existence, une famille se préparant pour l'enterrement de la grand-mère, et y distille un sentiment de danger aussi perceptible qu'insaisissable car le spectateur n'a aucune idée de ce à quoi il doit s'attendre. Et Stetson ne manque de flanquer les chocottes tout au long du film, de façon tantôt discrète, tantôt brutale (la frénésie soudaine de violons quand des mains saisissent Peter par le cou), toujours sophistiquée. Mais rien ne nous avait préparé à ça : un déluge philharmonique de cuivres intimidants, semblant joué par des instruments aussi anciens que l'occulte, sous perfusion de Trent Reznor, et qui, avant d'exploser, s'offre une montée en puissance rappelant les premières minutes de L'Or du Rhin de Richard Wagner. Mais « ça », ce que « ça » a de génial, c'est surtout le violent contraste tonal de ce climax avec ce qui a précédé : ce n'est plus la triste déchéance des pauvres Graham, que Stetson accompagne, mais la glorieuse consécration d'un roi-démon, aussi le dénouement le plus déprimant de mémoire récente s'accompagne-t-il d'une musique absolument triomphante (All hail Paimon !) (dont les cuivres étaient annoncés plus tôt dans le film, en relation avec l'arrivée dans ce monde du roi-démon... puisqu'on vous dit que tout est chiadé, dans ce film), et le cerveau du spectateur est de facto retourné. Naturellement, le contraste tonal n'est pas ABSOLU, car depuis le début du film, l'enfer est à portée de destinée. Mais à présent, on y est. En se perdant un peu dans l'écoute de Reborn (en anglais, « réincarné »), on peut même en tirer la sensation d'assister à un lever de soleil depuis les rives du Styx, point de passage des Enfers. Selon la mythologie, l'arrivée de Paimon est précédée de trompettes, accompagnée d'une marche de goules, et finit sur son mugissement démoniaque : Stetson n'a composé rien de moins qu'une procession, à la fois exaltante et terrifiante. Génie, on vous dit.


Ainsi, et en conclusion, Hérédité est une réussite quasi-totale, dont les six hallucinantes dernières minutes ne sont certainement pas en trop (si ce n'est peut-être les toutes dernières lignes de dialogue, le monologue de Joan, qui semble juste là pour ne pas paumer totalement les spectateurs...), et font au contraire tellement sens qu'elles laissent penser, un bref instant, que le film devrait plutôt s'intituler Paimon - Les origines, ou quelque chose dans le genre. Alors, aux spectateurs courageux : jouez le jeu. Acceptez une proposition de cinéma, disons, plus sensorielle qu'explicative. Acceptez le transcendental, ne vous trompez pas de salle. Éteignez votre portable. Appréciez la danse funèbre pour ce qu'elle est plutôt qu'en fonction des figures connues d'un genre trop souvent formaté. Et puis, si vous êtes chanceux, intégrez la secte des adorateurs d'Hérédité.

ScaarAlexander
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le 13 juin 2018

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De temps à autre, je retente une incursion du côté du cinéma d’horreur, dans lequel je loupe sûrement pas mal de choses depuis des années ; et force est de constater que de cette pléthorique...

le 20 oct. 2018

89 j'aime

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Hérédité
EricDebarnot
6

The Cult

Le cinéma fantastique semble être devenu depuis quelques années le terrain d'expérimentation de jeunes metteurs en scène ambitieux, qui aspirent à conjuguer une vraie intelligence de la mise en scène...

le 24 juin 2018

80 j'aime

14

Hérédité
Theloma
7

Où est Charlie ?

A l'image des deux superbes plans qui ouvrent et clôturent le film, Hérédité joue avec différents niveaux de réalité. Au début nous sommes en terrain rassurant : une belle maison, une petite...

le 13 juin 2018

43 j'aime

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The Guard
ScaarAlexander
7

"Are you a soldier, or a female soldier ?"

[Petite précision avant lecture : si l'auteur de ces lignes n'est pas exactement fan de la politique étrangère de l'Oncle Sam, il ne condamnera pas de son sofa les mauvais traitements d'enfoirés plus...

le 18 oct. 2014

35 j'aime

5

C'est la fin
ScaarAlexander
2

Ah ça c'est clair, c'est la fin.

Il y a des projets cinématographiques face auxquels tu ne cesses de te répéter « Naaaan, ça va le faire », sans jamais en être vraiment convaincu. This is The End est un de ces films. Pourquoi ça...

le 15 sept. 2013

33 j'aime

9

Les Veuves
ScaarAlexander
5

15% polar, 85% féministe

Avant-propos : En début d’année 2018 est sorti en salle La Forme de l’eau, de Guillermo del Toro. J’y suis allé avec la candeur du pop-corneur amateur de cinéma dit « de genre », et confiant en le...

le 2 déc. 2018

27 j'aime

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