Cinéma et expérience de pensée

D'ordinaire, cinéma et philosophie font rarement bon ménage. Peu de réalisateurs s'aventurent en effet sur ce terrain glissant et ce, à très juste titre, car lorsque cela ne vire pas à l'exercice de style à la fois prétentieux et exaspérant pour le spectateur on voit très souvent alors surgir deux problèmes cruciaux : soit l'idée philosophique prend trop de place à l'écran et rend l'ensemble à la fois abscons et pompeux en dépouillant le film de toute structure narrative cohérente, soit au contraire c'est semble-t-il la narration qui prend le dessus sur l'idée philosophique de départ en la dépouillant de toute sa pertinence conceptuelle et qui rend alors celle-ci complètement anecdotique et banale.
Il est donc certainement très difficile de parvenir à trouver le juste milieu au cinéma et à rendre compte à l'écran d'une démonstration philosophique sans oublier pour autant de raconter une histoire qui puisse néanmoins parvenir à captiver le spectateur du début à la fin. C'est pourquoi on opte manifestement alors la plupart du temps pour la dystopie qui est un genre de récit tout à fait spécifique mettant en scène une société imaginaire censée apparaître comme l'exact opposé d'une utopie. Un genre de récit s'apparentant au final beaucoup à ce que l'on appelle communément en philosophie une "expérience de pensée", c'est-à-dire tout simplement la manière dont on peut illustrer et se représenter un problème en utilisant pour ce faire la seule puissance de l'imagination humaine parce que les conditions de l'expérimentation ne sont pas réalisables ou alors tout simplement parce qu'elles dépassent le cadre des limites établies par les lois de la nature.
Or à mon sens, c'est bel et bien ce que parvient à faire ici avec brio Claire Denis avec son film "High Life". En effet plus qu'une simple idée d'ordre philosophique, ce que la réalisatrice française parvient à capturer à l'écran, c'est véritablement une expérience de pensée pure et simple qui nous invite à considérer ce à quoi l'être humain peut parvenir à se raccrocher lorsqu'il n'a plus rien.
Absolument plus rien en effet, pas même sa propre humanité étant donné qu'il a d'ores et déjà renoncé à celle-ci en commentant des crimes impardonnables et en s'excluant de ce fait de la société à laquelle il était initialement censé appartenir. Dès lors, placé au sein de l'environnement à la fois le plus vide et le plus hostile qui soit, il est aussi captivant qu'effroyable de constater que les diverses conventions d'ordre sociales, morales, voire même existentielles, n'ont alors plus le moindre sens et s'évaporent peu à peu dans le néant spatial probablement pour se voir aspirer par le trou noir autour duquel gravitent les différents personnages.
Le film met certes un peu de temps à démarrer et on comprend mal la situation (ou il faudrait plutôt dire l'absence de situation) à laquelle on est initialement confronté cependant Claire Denis installe d'emblée une atmosphère saisissante et angoissante au moyen d'une photographie hors du commun, sublimée par un jeu de couleurs qui semble à la fois intégrer et engloutir les personnages au sein même de l'espace qui les entoure. Les décors très travaillés (et tout particulèrement le jardin qui apparaît comme une référence au film "Silent Running" de Douglas Trumbull) témoignent d'un minimalisme extrêmement soigné. Le grain de l'image leur conférant de surcroît une texture véritablement sensationnelle à l'écran qui n'a rien à envier à celle que l'on peut également rencontrer chez les différents réalisateurs que la réalisatrice française n'hésite pas à convoquer : Tarkovski avec "Solaris", Kubrick avec "2001, l'Odyssée de l'espace" ou encore Pasolini avec "Salò ou les 120 Journées de Sodome", etc...
A noter pour conclure que la performance de Robert Pattinson au sein de ce huis clos sartrien est en tout point absolument exceptionnelle de mon point de vue. Ce dernier confirmant ainsi de manière catégorique et définitive qu'il est un grand acteur qui n'a pas peur de s'aventurer dans le cinéma d'auteur. Sa performance n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle que l'on avait d'ores et déjà pu observer dans le film "Cosmopolis" de David Cronenberg dans lequel figurait également Juliette Binoche. Un film, généralement peu apprécié, qui s'apparentait lui aussi (dans un tout autre style cependant) à une expérience de pensée destinée à mettre en évidence tous les différents travers du capitalisme au moyen également d'un huis clos. Force est de constater cependant que "High Life" apparaît nettement plus réussi et pertinent que ce dernier. En grande partie peut-être grâce au cadre même du film permettant de mettre en scène, par le biais de la science fiction, un univers si éloigné et si dépourvu de tout cadre sociétal que le terme même d'"humanité" perd ainsi peu à peu sa signification...

VHS1
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films de 2018 et Les plus belles claques esthétiques

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le 18 avr. 2019

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