Si l’on doit considérer La Dolce Vita et 8 ½ ensemble, on n’a aucun mal à voir la continuité dans une duologie de la décadence où Mastroianni, s’il change de rôle, hérite du même dilletantisme, cette fois non à l’échelle du parasitisme journalistique, mais à celle, plus évanescente encore, qui est celle de l’artiste. Anouk Aimée trouve aussi un rôle du même genre que précédemment, et le casting s’enrichit de Claudia Cardinale comme d’une dernière pièce manquante.
Le peu de dimension analytique que Fellini perd entre les deux œuvres, il le compense par une composition de l’image qui fait figure d’apothéose dans sa maîtrise de la lumière. Ses scènes sont comme des tiroirs qu’il ouvre et déforme à volonté, intégrant des ”sous-scènes” qui sont presque difficiles à lire pour le spectateur contemporain dans un décor de noir et blanc minimisant naturellement le relief.
Fellini est un grand distrait qui, nous semble-t-il, aurait pu créer ce film sans le faire exprès ; d’ailleurs l’idée lui en est bel et bien venue en oubliant ce qu’il voulait en faire. Il avait pris l’habitude d’attacher une note pour lui-même à la caméra durant le tournage : ”rappelle-toi que c’est une comédie”. Malgré cela et même si le titre est une fraction, tout dans 8 ½ est inattaquablement entier. Il n’y a aucune surprise à ce que La Bella Confusione devînt le film favori de Lynch – même ce titre de travail en témoigne. Et aussi celui de Fellini, tous réalisateurs confondus (si si !).
Difficile de se dire que l’histoire qu’il fait traverser à Mastroianni comme à son avatar soit la sienne propre. L’œuvre est effroyablement autobiographique et volontaire, pourtant c’est juste une émanation de son caractère. Ce qui est vraiment lui, c’est la vision d’une Italie qui revient à la décadence, entre le personnage du critique déjà new age qui défend l’art si fort qu’il en vient à le haïr, et un engouement pour le balnéaire qui transforme les villégiateurs en oligarques romains – ils sont entogés pareil.
Ses personnages parlent la bouche pleine, parfois de sujets qu’il est déjà plus facile d’aborder depuis La Dolce Vita – une évolution des mœurs qu’on doit en partie au ”regista” lui-même et dont il bénéficie ici des intérêts bien peu tardifs pour former une essence encore plus parlante de ce qui fait et défait un grand artiste.
Pour en finir avec cette comparaison peut-être malvenue d’un chef-d’œuvre avec un autre, je suis poussé à la concession que je considère le second comme légèrement inférieur, sauf au niveau photographique. Mais je vois ce qui a plu à Lynch et je partage son opinion pour cet opus majeur où Fellini glisse sa propre concession : celle du pouvoir octroyé au cinéma qui le rend capable d’éduquer ou de corrompre des millions. C’est là, en effet, que réside la vraie responsabilité, la vraie pression du créateur reconnu, surtout dans un pays dont les intellectuels affectionnent l’invective contre un catholicisme étouffant.
8 ½ accomplit l’exploit d’être un reflet à la fois symbolique et évocateur de tout ce que l’art avait peur de ne pas savoir exprimer – une peur nouvelle, héritée de la vague hollywoodique européenne d’après-guerre en même temps que les paparazzi. Sa morale est furtive mais criante de justesse.
La felicità consiste nel poter dire la verità senza far mai soffrire nessuno.
Le bonheur consiste à pouvoir dire la vérité sans jamais blesser
personne.
→ Quantième Art