« Tout est de nouveau confus, et cette confusion, c'est moi. »

A l'instar d'une symphonie de Mahler (et dont le thème de fanfare à la fin du film rappellera certains des motifs...), Huit et demi, pure merveille formelle s'il en est, marie avec l'extravagance la plus exquise le trivial et le tragique, l'ironie et la gravité, le prolixe et l'ineffable, dans une fantasmagorie cinématographique savamment orchestrée, et avec une rare maestria, par le grand Fellini. Les images chatoyantes, allégoriques, éthérées et pourtant étouffantes - comme ce sublime plan d'ouverture où l'angoisse se meut en suffocation - se heurtent et finissent par se confondre. C'est que Fellini aime à jouer - tels les projecteurs d'un cirque - sur les ombres et les lumières, non tant pour passer gratuitement de la semi-obscurité aux éclats lumineux (et vice-versa) que pour sonder les abysses de la psychè, avec toutes ses tensions et ses divisions.


Car Huit et demi nous conte l'histoire de la traversée du désert et de la crise d'impuissance créatrice que subit de plein fouet Guido, véritable double de Fellini à l'écran, qui quelques années auparavant, sur le tournage de La Strada, avait connu les affres de la crise existentielle. Double miroir reflétant les tourments de Guido et les interrogations de Fellini, alternant les points de vue de l'un et de l'autre à tel point qu'ils finissent par se confondre, la mise en abyme chère à André Gide (le roman dans le roman...) permet de faire accoucher un film - Huit et demi - pourtant déjà avorté - celui de Guido. Huit et demi est donc le film de Huit et demi en train de se faire. Cette réflexion sur le processus créatif se double immédiatement d'une mise à nu, d'un dévoilement radical d'une angoisse irrépressible de la vieillesse, de la perte de la fécondité créatrice et d'une certaine forme de virilité. Empêtré dans une paralysie de la décision, et subsidiairement du langage - comme en témoignent les nombreuses scènes où Guido se montre incapable de communiquer quelque conseil de direction d'acteur ou de répondre aux questions assaillantes d'une presse trop volubile -, notre cinéaste incarne une culpabilité plus ontologique : celle de ne pouvoir adresser un point de vue moral, idéologique ou religieux substantiel. A la question "catholique ou marxiste?", Guido élude... Faut-il y voir là, à l'instar de Bergman réputé apolitique, la mauvaise conscience qu'éprouve Fellini d'être un cinéaste sans idéologie dans un pays où de nombreux réalisateurs étaient connus pour leur engagement à gauche ?
Le statut du religieux est lui-même extrêmement aporétique : alors que l'un des cardinaux affirme à Guido qu'hors de l'Eglise, point n'est d'espoir de salut ou de salvation, et que l'un de ses souvenirs d'enfants laisse transparaître des figures ecclésiastiques répressives (lorsque les petits bambins se délectent des gestes érotiques d'une femme opulente, la Saraghina, le curé coupe court au péché de chair), les membres de l'Eglise apparaissent pourtant bien souvent comme évasifs et insaisissables.


Guido suit parallèlement une cure dans une ville d'eaux où il s'adonne aux songeries et où les souvenirs d'enfance transpercent les vapeurs thermales, tout droit sorties de La Divine Comédie de Dante : autant de visions inquiétantes (celle des parents), que cocasses (le songe d'un harem parfait où coexisteraient dans une oasis de volupté les femmes les plus chères à Guido), ou profondément touchantes lorsqu'elles renvoient à l'enfance. Huit et demi est également la partition d'une œuvre où Guido doit composer non sans déchirures avec plusieurs nuances de féminité, qu'il s'agisse de sa femme Luisa, de sa maîtresse Carla, ou de la femme qui fera(it) renaître en lui les velléités créatrices, à savoir la somptueuse Claudia. Mais comment mener une vie authentique là où la frontière entre la vérité et le mensonge est sinon défigurée, à tout le moins dissoute dans les rêveries et la contemplation d'un autre que l'on voudrait être, et que le film de Guido voudrait donner à voir ?


Huit et demi se soustrait constamment à l'analyse pendant que les mots achoppent à l'entrée d'une gigantesque caverne où les réminiscences, les désirs, les fautes, les complexes, les angoisses se métamorphosent en un véritable carnaval, où chaque drap immaculé qui orne le film apparaît comme le lieu même de la projection de tous les fantasmes. Cette grande fantasmagorie trouve son pinacle dans la séquence finale marquant l'espoir d'une acceptation, la possibilité d'un "vivre avec", avec une émouvante farandole dont le cercle vient parachever la boucle du 8. Quelque part entre l'angoisse et le rêve, entre la solitude et le monde, entre le passé et l'avenir, il y a donc une fulgurante apparition : elle se nomme Huit et demi.

Yananas
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le 2 mai 2015

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