Si la légende est plus effrayante que la réalité, imprimez la légende

En 1880, dans une maison close de Big Whiskey, une petite bourgade perdue du far west, une prostituée est sauvagement agressée par un client ivre de passage qui la taillade et la défigure. Devant le tumulte que suscite cette agression en ville, le sheriff Little Bill Dagget tranche. Le client et son complice écopent d'une simple amende visant à rembourser le proxénète pour le préjudice qu'ils ont fait à son commerce, la prostituée défigurée étant désormais incapable d'attirer le moindre client. Les trois hommes paient leur amende et s'en vont.
Révoltées par la facilité avec laquelle les deux hommes ont pu échapper à la justice, les prostituées de la maison close se cotisent et promettent une forte somme à quiconque tuera les deux coupables.
La nouvelle à vite fait de se répandre dans toute la région. Au point que le shériff Bill Daggett soucieux de préserver la tranquillité de Big Whiskey met un point d'honneur à débusquer et dissuader n'importe quel tueur attiré par la récompense.
Loin de là, William Munny, un fermier vieillissant, récemment veuf, élève seul ses deux enfants. Il reçoit bientôt la visite du Kid, un jeune tueur à gages, lequel lui propose une association en vue de décrocher la fameuse récompense. Car William Munny a autrefois été un célèbre tueur à gages, redoutable et impitoyable...


Clint Eastwood est avant tout connu pour l'archétype de l'anti-héros qu'il représente, à savoir principalement l'homme sans nom de Leone. Le Clint Eastwood acteur tourna une multitude de westerns pour le cinéma et la télévision depuis ses débuts. L'Eastwood cinéaste ne réalisa que quatre westerns.
Deux d'entre eux, L'homme des hautes plaines (1973) et Pale Rider (1985) ont en commun la volonté d'Eastwood d'insérer le doute quand à l'identité et la nature véritable de ses deux personnages principaux. Eastwood a d'ailleurs certainement réalisé avec L'homme des hautes plaines le premier western à connotation fantastique de l'histoire. Le second western qu'il réalisa en 1975, Josey Wales, hors-la-loi, est plus une succession d'aventures segmentées, une intrigue picaresque synthétisant toutes les figures et les passages obligés du western dans un film à la fois drôle et tragique.
Ayant appris le métier de réalisateur auprès de ses deux mentors (auxquels justement il dédie Unforgiven), à savoir Leone (la trilogie du dollar) et surtout Don Siegel (L'inspecteur Harry, Un sherif à New-York), Eastwood détourne dans son premier western la figure de l'homme sans nom pour en faire la personnification de la vengeance, un sujet qui deviendra un thème récurrent dans son oeuvre.
Pourtant d'un point de vue purement formel et stylistique, Eastwood pour L'homme des hautes plaines adopte une approche plus traditionnelle, "américaine", du genre (au sens hawksien), loin du western spaghetti qui fit sa renommée. Et c'est ce classicisme formel qui fera toute la force et l'intérêt de la filmographie d'Eastwood.
Peut-être trop classique même tant Eastwood a longtemps été snobé voire ignoré comme un réalisateur à part entière.
C'est un fait, Eastwood réalisateur n'aura acquis la reconnaissance et le statut d'authentique cinéaste que très tardivement à l'aube de la soixantaine d'années, au début des années 90. Non pas qu'auparavant le grand Clint n'aura pas réalisé de bons films voire de petits bijoux (Bird et Chasseur blanc, coeur noir par exemple) mais Clint Eastwood était avant tout reconnu pour son image d'anti-héros moderne (Harry Callahan) ou plus ancien (Blondin). En somme, Eastwood semblait quelque peu prisonnier de son image, cantonné à jouer éternellement l'archétype du flic implacable, du cowboy taciturne ou même du bidasse réactionnaire et du redneck bastonneur. Bref, Eastwood était victime de la caractérisation légendaire qu'il avait contribué à forger, le Eastwood acteur effaçait continuellement le Eastwood réalisateur.
S'il y a bien une époque où Clint semblait se chercher artistiquement c'est donc à la toute fin des années 80/début des années 90. D'autant que malgré l'indéniable réussite artistique de Bird et de Chasseur blanc, coeur noir, les deux films (ainsi que le méconnu Pink Cadillac) firent chacun un flop remettant sérieusement en cause sa rentabilité vis-à-vis des investisseurs d'où la réalisation d'un film d'action plus conventionnel La Relève, honnête film policier un rien convenu (j'aime toutefois le voir de temps en temps parce qu'il y a Raul Julia en bad guy et j'adore cet acteur, hélas décédé trop tôt, principalement connu pour son rôle de Gomez Addams).


Au sortir de cette brève période de remise en question, Eastwood se lança alors dans la réalisation d'un énième western six ou sept ans seulement après son Pale Rider glacial et crépusculaire à forte résonance fantastique. Mais cette fois-ci, avec la volonté évidente de prendre le contre-pied de ce que l'on attendait de lui.
Plus encore, pour Impitoyable (Unforgiven en V.O. soit "Impardonnable"), Eastwood adopte une approche relativement innovante, un traitement plus réaliste du genre, à l'opposé de la vision épique et romantique adoptée jusqu'alors par ses prédécesseurs y compris par lui-même.
Là où un western comme Tombstone sorti un an plus tard (très bon film par ailleurs) se limitera à un certain classicisme suranné et une vision académique du genre, magnifiant les personnages en en faisant de purs archétypes héroïques et valeureux, le film Impitoyable s'inscrit dans une optique bien plus subversive vis-à-vis des codes établis pour le genre.
Car dans Impitoyable, Eastwood entreprend rien de moins que de nier l'archétype héroïque en faisant de son anti-héros un tueur à la réputation ignoble. Qui plus est, Eastwood se refuse de magnifier ses personnages dans le moindre duel équitable, ni de céder aux mises à morts généreuses et sans réelles conséquences. Bref il ne cède à aucun poncifs. Au contraire, ses protagonistes il les crédibilise, les fragilise et les malmène du mieux qu'il le peut, celui qu'il incarne y compris.
Le film de par une partie de son propos s'inscrit pourtant dans la continuité évidente d'Il était une fois dans l'ouest qui lui aussi traitait de la fin de l'Amérique des légendes au profit de la modernité. Mais là où Leone sublimait son intrigue et ses personnages par un traitement romancé et allégorique, Eastwood se refuse tout compromis narratif et stylistique.


L'approche d'Eastwood se veut donc bien plus réaliste et radicale, voire naturaliste, expurgée de la moindre touche de lyrisme et dénonce non seulement la crédibilité de certaines légendes voire de l'Histoire elle-même mais aussi la banalisation de la violence et de la mort dans le western voire dans le tout le 7ème art.
Car dans Unforgiven, les tueurs n'acceptent pas de tuer à la légère comme chez Leone par exemple et leurs victimes ne meurent pas dès le premier impact de balles, non ces victimes-là souffrent, pleurent à la vue de leur sang versé, supplient même pour avoir un peu d'eau ou vont jusqu'à objecter leur sort en prétendant qu'ils "ne méritent pas ça".
Cette volonté de réalisme se retrouve dans la caractérisation de ses protagonistes. D'abord, les personnages féminins du film, ici le plus souvent des prostituées, sont méprisées et n'ont jamais vraiment leur mot à dire. Quand l'une d'entre elles est sauvagement agressée, la justice ne la dédommage pas elle mais son maquereau, lequel reçoit plusieurs chevaux en guise de dédommagement pour une gagneuse désormais atrocement défigurée et donc incapable d'attirer le moindre client. Cela entraîne alors l'indignation (étouffée) des femmes de la maison close et leur désir de vengeance à travers ce contrat lancé sur la tête des agresseurs (un seul des deux pourtant mérite vraiment leur courroux, Eastwood se refusant aussi tout manichéisme).
Le thème de la vengeance, prépondérant dans l'oeuvre d'Eastwood notamment dans ses trois précédents westerns, prend ici une ampleur inédite tant le désir de vengeance des prostituées offensées engendre bientôt une succession d'événements dramatiques. Un effet de causalité débouchant finalement sur la vengeance d'un vieux tueur.
Les protagonistes masculins d'Impitoyable sont à peu près tous sur le retour, présentés comme des êtres usés, dénués de toute aura héroïque. Certains sont plus des fabulateurs se créant une vie d'aventures que d'authentiques figures de bravoure.
Il faut voir l'un des personnages pivots du film, le biographe Beauchamp incarné par Saul Rubinek, un petit écrivain parti dans l'ouest à la rencontre de plusieurs légendes afin d'en tirer un livre quitte à embellir la réalité. D'abord collé aux basques d'un tueur volubile et quelque peu pathétique sobrement surnommé English Bob, il change radicalement de référent en recueillant bientôt les confidences de l'ancien sheriff à la retraite Little Bill Dagett après que ce dernier ait humilié English Bob.
A première vue, Little Bill a tout l'air d'être un homme de raison quand on nous le présente, il est en train de bâtir sa ferme pour ses vieux jours et se tient à l'écart des tumultes de son ancien métier de sheriff (et de tueur). C'est quand son successeur viendra requérir son aide que Little Bill acceptera à contre-coeur de revenir temporairement faire régner la loi dans son petit patelin de Big Whiskey. On prend pleinement conscience de la dangerosité et de la brutalité de son personnage au sort qu'il réserve au vieux tueur English Bob.
Désormais flanqué du biographe de ce dernier, Bill d'abord peu bavard va finalement s'ouvrir à l'écrivain en se "remémorant" ses aventures passées, se donnant tout comme English Bob avant lui, l'aura d'un homme valeureux et sans peur, en vue que sa légende lui subsiste. Mais là, le spectateur peut évidemment douter de la crédibilité du personnage tant il se complaît à parler de lui sous le meilleur jour. Les scènes entre Gene Hackman et Saul Rubinek sont, en plus d'être un grand moment d'interprétation, absolument nécessaires au message d'Eastwood qui se réapproprie ainsi la citation énoncée par John Ford via L'homme qui tua Liberty Valence : "Si la légende est plus belle que la réalité, publiez la légende !".
L'essentiel du propos d'Eastwood tient donc à la déconstruction méticuleuse du mythe du far west et de ses figures légendaires en pointant du doigt la pertinence et la crédibilité de ceux qui l'ont forgé.
Car face à Litlle Bob et sa gouaille vaniteuse, se dresse deux figures usées de tueurs à la retraite incarnés par Eastwood et Freeman, lesquels se voient un temps flanqués d'un jeune tueur avide d'aventures et de gloire.
Ce dernier se vante sans cesse d'avoir déjà tuer plusieurs personnes et c'est sans surprise qu'il se révélera, le moment venu de passer à l'acte, plus sensible qu'il ne voulait se l'avouer jusqu'alors.
Le personnage d'Eastwood, William Munny, tout aussi sage et blasé puisse-t-il être, est pourtant précédé d'une terrible réputation de tueur impitoyable, ayant assassiné dans sa jeunesse hommes, femmes et enfants sans discernement jusqu'à ce qu'il s'assagisse en fondant une famille et abandonne son métier de tueur pour cultiver ses terres, entouré des siens. Durant toute l'intrigue au vu du comportement humain et condescendant du personnage, on en vient là aussi à douter de cette réputation peu flatteuse qui lui colle à la peau.
Cet homme qui n'est de toute évidence pas (plus ?) fondamentalement mauvais a-t-il bien commis toutes les atrocités qu'on lui impute lorsqu'il était plus jeune et donc peut-être plus impétueux ? Son nom est plus connu que son visage tant Little Bill en le voyant la première fois ignore qui il est mais réagit en conséquence quelques scènes plus tard au seul nom prononcé de William Munny.


Ainsi, Impitoyable n'est autre qu'un film traitant de l'embellissement (ou l'avilissement) de la réalité par le prisme de la rumeur et des biographies parfois mensongères. Une réalité moins impressionnante que les récits qui la relateront par la suite, l'homme ayant toujours cette propension à se vanter, à exagérer les faits pour leur donner plus d'importance qu'ils n'en ont jamais eu.
Il est intéressant de voir à quel point le personnage d'Eastwood avant la fameuse fusillade finale accepte d'endosser cette réputation de tueur lâche et impitoyable qu'on lui a attribué toutes ces années. Peut-être finalement ne l'a-t-il pas volé. Il jouera même de cette aura monstrueuse pour terrifier les villageois dans une ultime mise en garde. Mais là aussi, même si sa réputation de tireur hors pair n'est pas usurpée, celle de sa cruauté ne trouve certainement sa source que dans la légende, ou si l'on s'obstine à croire aux rumeurs, à une période de sa vie à jamais révolue.
Et c'est ainsi que Eastwood ouvre et ferme son film sur un texte se demandant comment une femme a pu aimer un jour un homme dont la réputation de tueur impitoyable le précédait, une femme qui l'a sauvé de l'alcool et de la perdition.


Impitoyable en plus d'être un formidable western baroque et réaliste, constitue l'adieu définitif de l'acteur/cinéaste au genre qui l'aura rendu célèbre. A partir de ce film Eastwood entamera un virage radical dans sa filmographie, se consacrant désormais plus au métier de réalisateur que celui d'acteur. C'est également grâce à ce film qu'il obtint la reconnaissance tardive de son travail et son statut de réalisateur "respectable".
A partir de là, le cinéaste vieillissant n'eut de cesse de réaliser une succession de films parmi lesquels les meilleurs de toute son oeuvre, se mettant parfois en scène ou s'effaçant totalement derrière la caméra. Au point que désormais, l'homme sans nom et l'inspecteur Harry semblent bel et bien avoir définitivement cédé leurs places à Clint Eastwood, l'acteur et le réalisateur, dans le coeur des spectateurs.

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le 16 juil. 2014

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Buddy_Noone

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