Pour ma troisième rencontre avec Wong Kar Wai, je dois dire que je suis troublé. Déjà, avec Chungking Express, la claque fut énorme. J'en rougis de plaisir lorsque ce souvenir refait surface. Ensuite, à un degré légèrement moindre (même si la note est identique), par Les Anges Déchus, deux bijoux découverts grâce à un ami que je remercie ochassage. Mes retrouvailles avec ce cinéaste hongkongais qui m'a autant ébloui étaient donc forcément précédées de hautes attentes, et surtout d'une impatience émotionnelle difficilement contenue.

Mais voilà qu'après seulement 10 minutes de film, j'étais déjà subjugué. Le salaud ! Il m'a encore hameçonné dès le début et moi, comme une carpe demeurée, je me laisse entrainer, ensorcelé et tellement satisfait de l'être... Alors oui, je lui pardonne ses -trop- nombreux ralentis qui meublent la durée de sa bobine, sa manière poétiquement habile de ne faire qu'effleurer l'individualité de ses personnages, ou de se délaisser d'un scénario en règle -donc qui développe un minimum de points au-delà des dialogues.

Car cet homme est un virtuose paresseux dans le noble sens du terme*, un artiste passionné sans vraiment l'être. C'est sans doute ce qui fait sa force et qui le fait briller dans l'originalité picturale et émotionnelle par ricochet, compensant par-là sa banalité scénaristique. C'est d'ailleurs le point faible d’In the Mood For Love, au contraire d'un Chungking Express. Ce dernier parvenant alors à équilibrer ce manque par une richesse de situation, une mise en scène plus variée, plus spontanée et un brin plus folle peut-être, WKW ne parvient pas avec In the Mood for Love à vraiment dissimuler cette absence.

Mais qu'importent ces fioritures ! Tony Leung (Mr Chow) est là, avec classe et sobriété, accompagné par la superbe Maggie Cheung (Mrs Chan) dans la danse mélancolique d'un amour pervers. Voisins et tous deux mariés, chacun vivant presque seul du fait de l’absence de leurs époux respectifs, souvent en « voyage d’affaire », ils vont finir par se rapprocher, comme piqués l’un et l’autre autant par le charme que la curiosité d’une attirance réciproque et d’une entente presque symbiotique, du moins si l’on met de côté le fait que W.K.W. n’hésite pas à montrer l’incompréhension intergénérationnelle entre hommes et femmes.
«Mrs Chan - Pourquoi ne m’as-tu pas appelé aujourd’hui ?
- J’avais peur que tu n’apprécies pas.
- Alors ne m’appelle plus. »

Cet amour naissant, ou existant depuis longtemps, est pervers car il joue avec eux, à moins que ce ne soit le contraire. N’est-ce qu’une illusion ? Qu’un reflet d’une solitude partagée, qu’une attirance mue par un besoin réciproque, ou la naissance d’un amour véritable qui semble voué à ne jamais se concrétiser ? Comme d’habitude, WKW nous laisse faire face aux silhouettes, aux situations et à cette beauté picturale qui n’est que sa touche personnelle : cette façon de magnifier tout ce qu’il filme, de montrer tout ce qu’il ne veut pas dire, comme une sorte d’autodérision qui ne fait que soulever un élan d’empathie à l’égard de ses personnages, diffusant laconiquement les effluves d’un parfum de légèreté, d’inachevé quelque peu asthénique tant pour les personnages que pour celui qui se prendrait au voyage.

Cette situation d’un amour qui semble s’enfuir à chaque fois qu’il parait à portée de main témoigne d’une mélancolie contagieuse qu’hommes ou femmes ne connaissent que trop bien. Comme un symbole de la fuite d’un besoin qui parait chimérique lorsqu’on tente de le raccrocher à notre réalité, cette scène dans laquelle Mrs Chan, filmée de dos au centre du couloir, quitte l’appartement de Mr Chow et s’arrête au loin. Elle était là. Elle aurait pu rester. Pourtant, elle est repartie. L’amour s’invite, s’enfuit, revient plus fort encore pour s’enfuir à nouveau, laissant des stigmates plus douloureux à chaque tentative.

Pour être vécu, l’amour doit être partagé. C’est ce que l’on entend toujours. Mais si l’amour est partagé, sans être consommé, assouvi et assumé, qu’en ressort-il finalement ? L’amour au ralenti est une passion bafouée, c’est une torture sentimentale à laquelle bienheureux sont ceux qui en réchappent indemnes. Ou bien crédules, sans doute. Une conception de l’amour propre à WKW toujours teintée de mélancolie et de séduction, de bonheurs simples. C’est dans la simplicité que ressort le plaisir le plus pur, parait-il.
Mais parfois, rien n’est jamais simple. Nothing is ever easy, right ?

°°°°°°°Las mais déterminé, il chuchota son secret à la paisible pierre du temple ancestral. L'écouta-t-elle ?°°°°°°°

*la paresse qui en est une sans vraiment l'être, qui permet d'accentuer l'impact émotionnel de chaque scène du fait de son imperfection, de son apparence d'inachevé. C'est une paresse louable en quelque sorte, puisque c'est pour la bonne cause. La nôtre.

Créée

le 19 avr. 2013

Modifiée

le 19 avr. 2013

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Taurusel

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