La colique néphrétique n'est pas à proprement parler une maladie chronique. Elle n'est pas vouée à évoluer dans le temps, si on la prend comme il faut quand il faut, c'est un combat étrange entre patience et douleur, entre cures d'antibiotiques qui vous stérilisent la flore du bidon [la vraie colique alors, celle qui n'a pas d'adjectif, guette], et douleurs sourdes, et fièvres infectieuses. Tout cela à cause d'un petit agglomérat de sels minéraux, que l'on appelle calcul ou lithiase, qui se loge dans la vessie ou dans le rein, que l'on enlève parfois sous anesthésie générale, à condition, nécessaire, que vous ayez la décence de ne pas être trop fiévreux. Entre infection alors, qui attend l'opération, et attente d'opération, impossible sous infection... l'affection est longue, douloureuse, et prend des allures de cercle vicieux. L'esprit y déssale en spirale au petit bonheur la chance, à droite à gauche, entre fièvre et découragement.


Il me fallait passer par cette introduction purement médical, pour aborder le cinquième chapitre du troisième livre des Essais de Montaigne, car Montaigne a souffert de colique (et en parle dans ce chapitre, autour de quelques vers de Virgile), qui devait être encore plus douloureuse dans sa modernité que dans la nôtre.


Et pourtant, voyez comme je parle déjà de spirale infernale, moi qui n'ai jamais eu à craindre pour ma vie, pas pour une colique en tout cas... c'est qu'à la différence de Baudelaire ou de Montaigne, j'ai les nerfs fragiles. Je suis et resterai toujours un enfant. Grand bien m'en fasse mais pas que.


l'homme de génie a les nerfs solides, l'enfant les a faible nous dit Baudelaire, dans son essai intitulé Le peintre de la vie moderne, au 3e chapitre : L'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant. Dans ce chapitre, Baudelaire nous parle manifestement de la convalescence, et de ce qu'elle lui semble intrinsèquement liée à l'inspiration : or, la convalescence est comme un retour vers l'enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l'enfant, de la faculté de s'intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s'il se peut, par un effort rétrospectif de l'imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu'elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d'une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé et pures et intactes nos facultés spirituelles. L'enfant voit tout en nouveauté; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu'on appelle l'inspiration, que la joie avec laquelle l'enfant absorbe la forme et la couleur. J'oserai pousser plus loin ; j'affirme que l'inspiration a quelques rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d'une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L'homme de génie a les nerfs solides; l'enfant les a faibles. Mais le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté, l'enfance douée maintenant, pour s'exprimer, d'organes virils et de l'esprit analytique qui lui permet d'ordonner la somme des matériaux involontairement amassée.


Ce qui me plaît dans la lecture simultanée de Baudelaire et Montaigne, c'est qu'ils ont chacun leur manière de sublimer la convalescence, et si le premier se fait poétique, rhapsodique, veut rentrer dans la matière, dans le sujet, dans la foule, cueillir la fleur du mal, gratter la paillette du béton, le second se fait lucide,


Mon jugement m'empêche bien de regimber et gronder contre les inconvénients que nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. [...] Je crois que c'est [son propre esprit] un traître. Il est si étroitement affréré au corps, qu'il m'abandonne à tout coup, pour le suivre en sa nécessité.
[…]
Je fuis de même, les plus légères piqûres. Et celles qui ne m'eussent pas autrefois égratigné, me transpercent à cette heure.


prône un peu le retrait, fait de son quotidien un intelligent jeu de compromis,


La sagesse a ses excès : et n'a pas moins besoin de modération que la folie : ainsi de peur que je ne sèche, tarisse, et m'aggrave de prudence, aux intervalles que mes mots me donnent […] je gauchis tout doucement, et dérobe ma vue de ce ciel orageux et nubileux que j'ai devant moi : lequel, Dieu merci, je considère bien sans effroi, mais non pas sans contention, et sans étude : et me vais amusant aux souvenirs de jeunesse passée […], que l'enfance regarde devant elle, la vieillesse derrière : n'était-ce pas ce que signifiait le double visage de Janus ?


L'enfance est de retour, comme un distrayant souvenir ici, quand elle est davantage entreprenante chez Baudelaire.


Ces deux génies, Montaigne et Baudelaire, Baudelaire et Montaigne, lucidité et transcendance, transcendance et lucidité, deux sortes de quêtes d'authenticité, voire d'immanence, apportent ensemble ce qu'il faut de dualité, et d'oscillations, au convalescent cloué, qui se fantasme parfois en métronome.


CHAPITRE CINQ : SUR DES VERS DE VIRGILE


Alors petit résumé pour la forme : dans ce chapitre, Montaigne développe son rapport au quotidien, son rapport à soi, aux autres, à la société, aux apparences, intimes, sociales, mondaines, à la poésie et à l'amour qu'il juge intimement liés, parlant de Vénus,
les forces et valeurs de ce Dieu, se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poésie, qu'en leur propre essence,
il disserte et digresse gaiement, comme en une distraction, le plus précautionneusement du monde cela dit, avec application et concentration, exhaustivité,
je n'ai faim de rien : mais je crains mortellement, d'être pris pour un autre, par ceux à qui il arrive de connaître mon nom.
sur quatre-vingts pages avec l'aide de Virgile et de Sénèque. chez qui il trouve des phrases latines parfois même comiques, d'un comique péremptoire il faut l'avouer, qui perce parfois comme un léger cynisme qu'il traite en bon pansements, et d'une bonne hygiène de vie, au lieu de, je le cite encore une fois pour notre plus grand plaisir, chier dans le panier et le mettre sur sa tête. C'est qu'il est intraitable avec soi et donc avec l'homme,
homo homini ou Deus ou lupus,
et avec l'amour qu'il juge vain de vouloir épouser dans une seule personne, puisqu'il distingue comme deux entités non miscibles l'amour de l'amie, et que le mariage ne peut aller qu'avec l'amie,
le mariage, a pour sa part l'utilité, l'honneur, et la constance. Un plaisir plat, mais plus universel. L'amour se fonde au seul plaisir.
et que de toutes ces dualités intenables, qui nous submergent toujours en fusionnant, il me semble à la lecture de son texte devoir naître en conscience un soupçon d'ironie tragique, et, pour la supporter, un grand renfort d'humilité, et d'abnégation : à vrai dire : je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d'habileté et galantise d'esprit, que de confondre la raison avec l'injustice, et mettre en risée tout ordre et règle qui n'accorde à mon appétit., le grand Oui de Nietzsche n'est pas loin, et nous voyons chez Montaigne comme il est un travail éreintant, tant que je me suis arrêté à la première moitié du chapitre, et que j'aurais bien besoin de mon amoureuse pour me soutenir dans la seconde.

Vernon79
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le 28 sept. 2018

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