Intouchables fait évidemment partie de ce cinéma populaire incroyablement sur-côté et surtout arbitrairement précipité à l’avant-scène, néanmoins il s’agit de cinéma, ce qui n’était pas le cas des Ch’tis, précédent exploit hexagonal. Le troisième film du tandem Toledano/Nakache prolonge leur formule à succès, déjà éprouvés dans les également très loués Nos jours heureux et Tellement proches : humour franc, candeur démesurée nuancée par un pragmatisme cash, guimauve à la cécité militante sur le plan social, allégresse et refus voir négation de toute profondeur embarrassante pour un cinéma où cohabitent le rire et une conception enfantine du bien. Pas de quoi mériter 20 millions d’entrées en France, mais plus qu’il n’en faut pour les valoir.


Briser la glace et vivre ensemble


Le film repose sur un tropisme, le choc des cultures, en l’occurrence des niveaux sociaux, confrontés pour être rassemblés dans une bulle harmonieuse et pépère. Au prix du sacrifice de l’ensemble des choses du monde, naturellement. D’une part, il y a le mauvais fils, dont la tutrice se résigne à lâcher l’affaire en le mettant à la porte, probablement en espérant le pousser à se responsabiliser ; de l’autre, le « fils de » aux ancêtres mieux définis et surtout mieux pourvus, terne super-riche mais cloué à son héritage par la tétraplégie.


Renverser la table : en amenant le jeune immigré sans qualification à soutenir dans son quotidien le possédant croulant, les deux vont être poussés à réaliser leurs propres préjugés, mais aussi à sortir l’autre de sa zone de confort et à en rire. Omar lui-même est très dur et buté moralement ; tandis que son patron s’avère plutôt permissif et inconsistant dans sa prise en considération des autres (tant pour moraliser sa fille que pour comprendre la nature urgente d’une situation). Le refus de la différence (Omar), l’absence de conscience du monde (Cluzet) sont là mais pas du côté censément prévu.


Intouchables joue surtout des méthodes expéditives et franches de Omar, met en exergue son pragmatisme terrien qui tache (la galerie d’art). Omar désacralise tout, brise la glace et tout ce théâtre, ces faux-semblants dans lesquels Cluzet se perd. Il apporte une perception radicale des choses telles qu’elles sont : son réalisme constructif passe alors pour une vision cynique et impudente. Paradoxalement, c’est lui qui restaure l’équilibre, en arrachant à la neurasthénie et au statut quo, par son dynamisme – dont le prix est la confusion, mais qui se trouve canalisée par cet aristocrate tétraplégique, éducateur malgré-lui, tiré de sa morosité dans le même temps. Ce dernier se réjouit de trouver enfin quelqu’un ne s’alanguissant pas sur son sort (« pas de pitié »). Échange de bons procédés.


Le parti-pris de la cécité optimiste


Fondamentalement, Intouchables est un film énergisant et positif. C’est un peu hémiplégique dans sa vision de la société mais ce n’est pas une escroquerie et sans être le plus averti qui soit, c’est au moins honnête, sans masquer la nature des choses, simplement en omettant de s’écarter d’un sentier idéaliste, à l’écart de la banlieue. Cette France des ghettos, le film ne s’y prête pas ; Omar Sy en est simplement un consultant, c’est aussi pour ça que cette vision candide peut être déroulée ; il n’y a pas l’entrave du réel complet et surtout, la culture est unilatéralement française et d’un autre temps, aussi il est évident que l’intervention d’un esprit différent en fait nécessairement un garant du renouveau.


C’est un cinéma populaire, tout-terrain, offrant une vision idéaliste d’un multiculturalisme sinon sans dommages, au moins aux effets négatifs résolus ; mais aussi prenant le parti-pris de le tenir pour vital à la pérennité d’une France endormie. Somme toute, ce film innocent et aimable a naturellement une couleur politique ; ceux qui l’ignore sont des idiots ou des mous. Toutefois, on pourra, de tous côtés, lui reprocher son angélisme, sa valorisation neuneu de la mixité – de surcroît à partir d’un exemple factice (et facile), mais aussi son manque d’authenticité sociale.


Dévaloriser l’altérité pour exister, malgré tout


S’il se crée une complicité entre le vieux rentier neurasthénique et le jeune immigré fauché, cette rencontre pleine de joie est aussi une réunion pour s’amuser au détriment des citoyens lambdas. Avec leur amitié, ils se jouent des plus honnêtes qu’eux ; c’est la séquence d’ouverture elle-même qui l’annonce et célèbre ce défi crâne. Les hors-la-loi sont sympathiques : or ils outrepassent les règles qui vaudraient aux crétins applaudissant leur belle collaboration, s’ils les bravaient ainsi, la peine et probablement la garde-à-vue sans ménagement.


Cet espèce de cynisme roudoudou malgré tout, mais ingrat dans le fond, joue de la morale et des violons devant la masse ; et simultanément, la tient à distance du délire à l’œuvre (ni le goût et le statut d’un possédant croulant, ni la flamme et le capital sympathie d’un immigré), comme si elle était un horizon dépassé. Pour ne pas dire la simple chaire propice à célébrer cette vision d’une société affable, où le bonheur de quelques-uns, parce qu’il est consensuel, efface la notion de condition des autres et efface la validité morale de ceux-là.


Par ailleurs, l’ironie est la bienvenue. Mais lorsque Omar dénigre le répertoire classique, n’en reconnaît que les repris par le petit écran pour la pub, et que cette inculture est saluée pour sa défiance et son apport, c’est juste pitoyable. Le disco remplace Berlioz ? Et ça, c’est une contribution pour mettre du baume à notre cœur et renouveler la culture occidentale ? Drôle de vision du progrès, mais cohérente avec la perception de ravi de la crèche de tous ces libéraux ineptes mais de bonne volonté, toujours prompts à glorifier la médiocrité au prétexte qu’elle insinue un nouveau rayon de soleil ; tant pis si le prix du dépoussiérage est l’inanité et la vulgarité, d’ailleurs il ne faut pas oser le dire ni le penser, ce serait là une drôle de posture.


La spontanéité régressive, l’alternative bonhomme mais par le bas


Earth Wind & Fire et sa danse non-sensique pour l’illustrer ; c’est, pour Omar, sa différence et elle vaudrait largement tous les chefs-d’œuvre que des civilisations (enfin, comprenez l’Europe en particulier) ont engendrés. La bouffonnerie et la banalité festive prendraient l’ascendant sur ce qui est intrinsèquement noble (c’est-à-dire »plombant » pour un pratiquant du jeunisme, de l’anti-académisme primaire et inculte, ou de l’anti-intellectualisme égocentré). De la même manière, prétendre que les tableaux produits par Omar sont talentueux n’est que démagogie ; toutefois, ils sont à la hauteurs de croûtes sacralisées, donc là n’est pas tellement le problème. Finalement, Intouchables reste une de ces histoires où un ploutocrate et un enfant du petit-peuple se croisent, où le second est convié et profite de cette vie facile, arbitrairement : la masse rêvasse un peu, les roitelets liquident les bonnes œuvres.


L’argument de l’adaptation d’une histoire vraie revient éternellement lorsqu’on évoque Intouchables. Comme s’il validait tout ; mais justement, le based on a true story est ici employé, mais c’est le destin de ce label, comme un masque pour mieux esquiver la réalité et en présenter une vision charnue et désintégrée. Le réel est esquissé, avec notamment les vannes sur les Assedic, mais pour autant il reste à la porte. Surtout, la répression de toute complexité et de tout sérieux l’emporte aussi, au point d’acclimater le film aux tares éternelles du cinéma ultra-mainstream. Nous pouvons le voir en particulier avec le souci de qualité et de raffinement prêté au personnage de Cluzet, lequel ne fait que reprendre des références extrêmement évidentes et n’affirme somme toute de goût ni de perception individuelle sur rien. Comme toujours dans ce type de cinéma, la banalité du grandiose l’emporte pour offrir à la représentation populaire une version synthétisée et galvaudée de l’art véritable et même de la simple notion de culture, celle qui franchit le seuil de l’immédiat, du commun et de l’utilitaire.


Il faut néanmoins tenir le film pour ce qu’il est, un divertissement aimable, drôle avec une pointe de causticité ; et après tout, par-delà la puérilité de son regard social et politique, relever sa perspective positive (bien que faussement engageante). Car Intouchables incarne parfaitement cette conviction que c’est par un regard favorable et optimiste qu’on valorise et hisse les individus ; en traitant les uns avec les autres indifféremment des appartenances, aussi. Une posture séduisante, transversale, mettant au défi la réalité, avec une cécité tout de même pour accomplir les torsions nécessaires : ici les collaborateurs sont ouverts et leurs intérêts convergent. C’est peut-être ça, la condition réelle de la mise en œuvre d’une utopie et de la cohésion entre les êtres et les groupes sociaux.


https://zogarok.wordpress.com/2013/03/26/intouchables/

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le 13 sept. 2015

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