Ab négation et convergence mystique...

Werner Herzog est un cinéaste qui m'a toujours attiré pour ses obsessions très proches des personnages qu'il met en scène (je l'ai découvert avec Agirre, confirmé avec Nosferatu), et ici en se frottant au très délicat sujet de la montée du nazisme (sujet casse gueule souvent traité à coups de caricatures absolument hypocrites et historiquement douteuses). Mélange forcément tentant, surtout en prenant Tim Roth dans un rôle assez ambigu idéologiquement qui est pour beaucoup dans mon adhésion finale au film.


Ici, la caution morale est assurée par le protagoniste principal, juif à la force herculéenne qui joue son rôle humble et responsable dans une famille et une société très traditionnelle rythmée par les cérémonies religieuses et les plaisirs du quotidiens, un peu gâchés par l'antisémitisme rampant chez quelques paysans. Mais globalement, le film est plutôt cohérent dans sa peinture d'un village juif polonais, dont le personnage (initialement forgeron) est repéré par un producteur de talents qui l'invite à venir participer à des spectacles de cabaret à Berlin. Improbable, mais intéressant pour le déracinement culturel et le côté initiatique de l'aventure. C'est à partir de ce moment que le film prend vraiment son envol et que l'on peut s'intéresser à ce qui se passe un peu au delà de l'idéologie, notamment avec le personnage joué par Tim Roth. On se doutait bien qu'il avait quelques particularités, et avec lui, on a une image assez jusqu'auboutiste du fameux esprit "collabo" qu'on déteste tant. Ici appliqué avec une logique parfaite, et qu'Herzog exploite à plusieurs niveaux (ce qui donne un intérêt certain au film).
Dans les simples faits, le personnage de Tim Roth, directeur de son numéro, s'en sert pour doper sa popularité et se mettre en scène, tout en rencontrant des personnalités politiques influentes (nazies donc, le film se permettra de faire intervenir Himmler et Goebbels (j'aime beaucoup son intervention d'ailleurs, où en face d'une attaque assez hypocrite sur le traité de Versailles, il réplique par un bon sens tout à fait légitime)), qu'il veut flatter pour assurer son avenir. Il fait preuve d'une grande flexibilité (la révélation du judaïsme de son acteur, qu'il essaye d'utiliser et d'incorporer dans son spectacle) qui est finalement stérile car elle ne s'appuie toujours que sur les circonstances du moment et jamais sur quelque chose de concret.
Cela nous fait passer à un second niveau de lecture, très combattif, puisque Tim Roth est directement mis en compétition avec Jouko Ahola (le juif polonais herculéen donc), en vendant un combat esprit contre chair, dont l'issue est constamment donnée d'avance en donnant comme vainqueur l'esprit. Mais cet esprit, c'est du vent. Le film prend l'exact opposé de la métaphore habituelle de la force oppressive contre l'esprit libertaire, en opposant le personnage fort (allié au bon sens, à la simplicité, à l'humilité...) avec un personnage faible tyrannique (faisant pression sur les pions des étages inférieurs, trichant sur ses capacités de médium et créant artificiellement son mérite car se désignant directement comme supérieur au muscle, en citant des mots comme "volonté". Implicitement, le film fait un parallèle évident avec l'idéologie nazie, vide et auto-proclamée qui s'alimenterait des aspirations populaires (de la Haine ? le film n'insiste pas trop là dessus dans les mots, il sera plus démonstratif quand des juifs côtoieront des SA dans une salle de spectacle). C'est une mystification un peu grosse de la montée du nazisme, mais qui est très cohérente thématiquement avec le personnage. Elle sort de cette logique d'ordre naturel prôné par les nazis pour tourner cette idéologie comme une vue de l'esprit, éphémère et qui normalement n'aurait pas dû durer (mais c'était sans compter sur la persévérance des gens qui tiennent maintenant le pouvoir). Le film fait souvent allusion à l'occulte, petite couche de mystification supplémentaire qui tente de souligner un côté magnétique, attractif dans le personnage du médium et donc de l'idéologie nazie. Cette affiche de film résume à elle seule cette mystique nazie, cet homme élégant mais de carrure chétive (fin de race) vers lequel se tendent toutes les mains, attirées par un magnétisme irrationnel...
La révélation finale donne une information capitale (mais un peu prévisible) sur le personnage de Tim Roth. Cela confirme un peu plus le caractère très collabo du personnage, et aussi son caractère très vain et artificiel qui renie des évidences avec l'énergie du désespoir. C'est dans la cruauté de ces contradictions et dans cette obstination à aller jusqu'au bout que ce personnage en devient fascinant, et qu'alors qu'il est déchu, il tient à conserver toute la prestance (physique, car il n'a plus rien d'autre) pour foncer dans l'impasse où il s'est engouffré.


L'épilogue part dans une direction plus biblique et dramatique avec ce personnage retournant parmis les siens pour les avertir du danger de l'émergence nazie, et se heurtant alors à l'incrédulité et au traditionalisme de ses proches qui croient encore dans la sécurité du traité de Versailles et qui ne voient pas plus loin que les frontières de leur village (réflexe logique à une époque où l'information circulait bien moins vite). Tel Cassandre, il retourne donc à son quotidien en connaissant la menace qui plane sans parvenir à changer les choses. Visuellement, des séquences avec des crabes rouges donnent un certain charme au film, dans leur émergence inattendue qui submerge tout en peu de temps. Parfois un peu long, le film est toutefois suffisamment élaboré pour apporter de la matière à analyser et une belle histoire en cohérence avec son contexte, sans toutefois prétendre se plier aux impératifs du réalisme (les méduses, petite liberté de mise en scène).

Voracinéphile
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le 19 nov. 2015

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