Thomas Vincent est un cinéaste à double fond : plusieurs de ses films s’inscrivent officiellement dans un cinéma de genre (comédie, pour « Karnaval » en 1999, thriller historique pour « S. A. C. Des hommes dans l’ombre » ou thriller pour « Je suis un assassin » en 2004...), mais dévoilent en arrière-plan un cinéma d’auteur profondément humaniste et ne craignant pas de sonder les gouffres de la psyché humaine. On se souvient aussi de « La Nouvelle Vie de Paul Sneijder » (2016) et de ses faux airs de comédie ne tardant pas à virer au drame...


Le titre de son deuxième long-métrage de cinéma proclame hautement une culpabilité de fait divers, à travers une parole que l’on craint bien vite de voir proférée par l’un des personnages : « Je suis un assassin ». En effet, le premier volet de l’intrigue, clairement policière et adaptée d’un roman de Donald E. Westlake, « Le Contrat », permet d’assister à la naissance d’un assassin : Ben (François Cluzet, superbe dans tous les registres, de l’insignifiance aux tourments, en passant par la séduction, la détermination ...), écrivain raté puisque obscur au point de ne plus trouver à être publié, se voit proposées, à l’occasion d’une rencontre fortuite, une publication et une forte somme d’argent. Il vient de recroiser la route d’une ancienne connaissance, Brice Kantor (Bernard Giraudeau, magistral de duplicité machiavélique), son exact contraire : écrivain à succès, vivant luxueusement de son art, celui-ci est en panne d’inspiration depuis sa séparation de sa femme Lucie (Anne Brochet, toute de séduction subtile). Le contrat : Ben livrera à Brice son prochain manuscrit, qui sera légèrement retravaillé par lui et publié sous son nom ; les deux complices se partageront les droits d’auteur ; mais pour cela, il faut éliminer la sangsue qui prive l’écrivain célèbre de la moitié de ses revenus ; ce sera l’autre face du travail de l’ombre qui incombera à Ben.


Sur cette base extrêmement romanesque, à laquelle le jeu très nuancé des acteurs parvient toutefois à nous faire adhérer, Thomas Vincent va tailler un chemin de folie, dans lequel le rôle de l’épouse de Ben, Suzy (Karin Viard, magnifiquement détraquée), se voit renforcé par rapport au roman. Ce qui l’intéresse n’est en effet plus le caractère policier de l’intrigue et de l’enquête qui sera menée mais le dérapage des êtres : de quelle façon un crime parfait pourra-t-il voir ses objectifs compromis par la non-résistance des protagonistes à cette perfection même et à l’impunité qu’elle promet ? Plus singulier : comment le coupable, admirable maître d’œuvre, pourra-t-il être le seul à ne pas se sentir tel, tout allégée que sera sa conscience par la perfection de son geste et la clarté de ses objectifs ? Pas supplémentaire vers la folie : de quelle manière ses complices aux mains blanches pourront-ils se retrouver lestés de tout le poids de la culpabilité, au point de cesser de vivre en étant animés par un principe de survie et de se trouver véritablement aimantés, happés par la mort qui a déjà englouti la victime ?


Le chef décorateur Michel Barthélémy et le directeur de la photographie Dominique Bouilleret excellent à créer des ambiances soit s’enfonçant dans un crépusculaire dévoré d’un cancer de végétation, pour l’appartement de Ben et Suzy, soit faussement lumineuses, et alors saturées de soleil jusqu’à l’aveuglement, pour ce qui est de la luxueuse villa de Brice...


On ressort de ce film profondément troublé par un tel détournement du film policier classique, par l’instabilité de la culpabilité et son aptitude à migrer, par cette magistrale démonstration du fait que l’instinct de vie ne triomphe pas toujours et peut s’enrayer collectivement, aboutissant alors, de manière assurée, au pire...

AnneSchneider
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le 17 sept. 2018

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Anne Schneider

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