Jodorowsky's Dune
7.9
Jodorowsky's Dune

Documentaire de Frank Pavich (2013)

Voir le film

Si le nom d'Alejandro Jodorowsky parle à de nombreux cinéphiles, beaucoup de ces derniers l'érigeant en réalisateur culte, je fais partie des - également - nombreux à n'avoir jamais vu aucun de ces films. Autant dire que je découvrais Jodorowsky's Dune vierge de toute appréhension de l'oeuvre et du parcours de ce cinéaste chilien à la trajectoire fascinante, tout autant que la mise en oeuvre avortée du (non) film culte qu'est Dune à laquelle est consacrée ce film inclassable, à mi-chemin entre rêve et réalité, entre documentaire (ce qu'il semble être par définition) et fiction. Comme si ce Cinexpérience n'avait jamais aussi bien porté son nom (du moins parmi ceux auxquels j'ai assisté jusqu'à présent).


Découvrir le personnage farfelu et l'oeuvre iconoclaste de "Jodo" (comme l'appellent ses intimes) représente en soi une expérience. A 87 ans, le cinéaste chilien fut tout d'abord metteur en scène de théâtre au Mexique, comme on le découvre dans le premier quart d'heure du film dédié à ses débuts, adaptant Beckett et Ionesco, avant de se lancer dans le septième art, puis dans la bande dessinée et ... la tarologie (dont il semblait avoir une approche psychologique selon l'ami Wiki, ce qui est sûr, c'est que si vous vouliez vous faire tirer les cartes par Jodo dans un café parisien, à l'époque c'était possible). C'est avec Fando et Lis qu'il se lança dans la réalisation, mettant en scène un couple à la recherche d'une cité fantasmagorique censée exaucer leurs vœux et dont le périple sera parsemé de rencontres avec des personnages étranges et azimutés. Le premier clap de cette oeuvre surréaliste donnera d'ailleurs lieu à une spectaculaire émeute lors de sa projection au Festival d'Acapulco en 1968, poussant les autorités mexicaines à interdire la diffusion de ce film "subversif". Censuré, en quête de financements, Jodo ne renonce pas pour autant dans son cheminement ésotérique, traversé d'envolées spirituelles et philosophiques, dans une quête surréaliste, avec El topo et La montagne sacrée. Son oeuvre trouve alors un écho chez les cinéphiles qui l'ont rapidement érigée au rang de culte et de star des midnight movies, traversant même l'Atlantique pour connaître le succès en Europe, où Michel Seydoux (le fameux) découvre ces films inclassables, ces hallucinations qui prennent vie sur l'écran via la naissance d'une oeuvre d'art qui dépasse la simple industrie (ainsi le dit Jodo lorsqu'il évoque Dune). Cette rencontre cinématographique donnera lieu à une collaboration entre les deux hommes, censée se concrétiser via le faramineux projet de l'adaptation de la cultissime saga de romans fantastiques intitulée Dune.


Née de l'imagination de Frank Herbert, qui décédera avant d'avoir pu terminer son oeuvre pour la petite histoire, Dune forme un univers à elle-seule, dans lequel une substance mystérieuse nommée l'Epice permet aux individus de décupler leurs capacités psychiques et mentales. Bien qu'il veuille en réaliser une libre adaptation, Jodo n'avait alors jamais lu Dune et en connaissait à peine l'histoire! Lui-même avoue que, lorsqu'on lui a demandé quelle oeuvre littéraire il souhaiterait un jour adapter, il aurait pu répondre Othello! "Mon ambition était énorme, je voulais faire quelque chose de sacré, un film qui procure les hallucinations des consommateurs de LSD - mais sans prendre de LSD - pour changer les jeunes esprits de ce monde" dira Jodo à propos de ce projet faramineux, d'une ambition scénaristique et technique complètement folles pour l'époque, voire quasi irréalisable. Mais comme rien n'est impossible selon l'adage de certains, qui de plus barré et halluciné que Jodo allait tenter le coup? C'est alors parti pour la grande aventure, l'une des plus mythiques de l'histoire du cinéma, pour un film dont un néophyte de l'univers jorodorowskien tend à penser qu'elle existe réellement, alors qu'il n'a ... jamais existé sur pellicule. Proche de Jodo, Nicolas Winding Refn explique d'ailleurs avoir découvert le film sur proposition du maître chilien au domicile de ce dernier, un soir à deux heures du matin, alors qu'il y dînait avec son épouse, devant l'un des rares à avoir eu l'honneur de visionner ce chef d'oeuvre avorté mais... couché sur papier, via l'un des deux seuls exemplaires d'un splendide et travaillé story-board existant dans le monde et qui vous fait lâcher un WAOUAH de subjugation à la découverte de cette perle, née du crayon de Moebius (alias Jean Giraud, co-créateur de Blueberry) et de l'imagination de Jodo. S'en suit un enchaînement de rencontres, aussi impromptues et oniriques les unes que les autres si l'on en croit les propos et le regard du réalisateur lorsqu'il les décrit, ce dernier confirmant disposer de toutes ses capacités mentales et psychiques à 87 ans, sous le regard à la fois tendre et rieur de l'un de ses fils. Lorsque le maître relate ces entrevues, ces coïncidences, le spectateur a alors l'impression qu'elles se déroulent sous ses yeux, voyant Mick Jagger traverser un cocktail au ralenti, de manière aérienne, dans une ambiance électrique portée par la musique de Kavinsky et sous la caméra de Nicolas Winding Refn, ou encore Orson Wells dévorant un déjeuner dans un resto gastronomique devant six bouteilles de vin! Incroyable mais vrai, selon le créateur, des aventures aux accents marseillais selon toute vraisemblance, bien que la réalité de ces rencontres artistiques soient fondées. En effet, le démesuré projet, tant sur le plan économique (15 millions de dollars de budget pour l'époque, ça fait un paquet de thunes) que dans le domaine de l'innovation, prenait alors l'allure d'une réunion des grands du monde d'alors, de ceux qui faisaient la culture (et la font toujours) dans les années 70 et définissaient des mouvements. Orson Welles, Salvador Dali (et sa célèbre muse Amanda Lear), David Carradine, le designer H.R. Giger, Mick Jagger, Pink Floyd, Magma... Tous devaient être de la partie de cette folle aventure et avaient commencé à travailler activement dessus: de la conception de vaisseaux spatiaux à l'allure digne des tenues défilant sur les podiums lors de la fashion week aux costumes extravagants, des personnages délirants à l'atmosphère singulière et superbement cinglée du film, des longs plans séquences à travers l'univers (ce qui est juste dément pour l'époque, je ne le répéterais jamais assez!) à la préparation intensive des acteurs (le fils de Jodo soumis à une rude acclimatation à l'art du karaté pendant deux ans, six jours sur sept, six heures par jour, par un individu placide et rigoureux), tout était prêt, de l'esprit de l'oeuvre à l'atmosphère créative débordante, comme si jamais une telle effusion artistique n'avait été donnée à voir au paysage cinématographique mondial! Tout était prêt... ou presque.


Car qui dit ambition démesurée sur tous les plans demande possibilité d'assouvir ce désir. Bien qu'entourés des plus grands créateurs de l'époque, Jodo et Seydoux ne pouvaient alors financer seul ce projet, pour lequel l'artiste chilien n'était prêt à aucune concession, aucun renoncement. Alors que Thomas Jolly a récemment mis en scène Henri VI au Festival d'Avignon en dix-huit heures, Jodo envisageait de réaliser une oeuvre de douze à vingt heures, impensable aussi bien pour les producteurs que les distributeurs et les spectateurs! Les deux acolytes décidèrent alors de faire le voyage jusqu'à Hollywood, où les grands studios furent impressionnés par la qualité et la réflexion de Jodo sur un film qui ne ressemblait plus à grand chose par rapport à l'oeuvre littéraire dont les américains avaient venu les droits pour une bouchée de pain, mais opposèrent un refus net devant la mégalomanie du personnage et l'inconcevabilité du projet pour l'époque. Pour les acteurs du projet, dont les interventions des survivants ponctuent Jodorowsky's Dune, ce fut le coup d'arrêt de cette effusion collective, de cette communauté d'esprit, de cette famille artistique, de cet investissement en temps, de ce sacrifice. Si cette effusion marqua de son empreinte l'histoire du cinéma mondial, faisant émerger de l'imagination de ces têtes pensantes la conception des Alien, Tron, Total Recall, Prometheus voire Matrix, ce fut dans un premier temps un échec pour Jodo. Victime de l'uniformisation et de la standardisation d'une industrie cinématographique hollywoodienne frileuse devant le caractère atypique du projet, déstabilisée par l'audace du projet et l'énergie du créateur, méfiante devant la personnalité hallucinée et complètement barrée de Jodo, il mit à profit cette énergie créative en couchant son inspiration sur papier via la bande dessinée (et l'étude du tarot, bien sûr). Il ne revint ainsi que parcimonieusement et avec intermittence à la réalisation entre 1980 et 2013 (quatre films, vingt-trois années s'écoulant entre Le voleur d'arc-en-ciel et La danza de la realidad), refusant même dans un premier temps de découvrir l'adaptation culte de David Lynch, puis découvrant (à son sens) un film indigne de ses ambitions artistiques et de son projet faramineux. Un projet qui, jusqu'à présent, n'a jamais vu le jour sur grand écran et que Jodo s'avoue sincèrement prêt à céder à un metteur en scène pour qu'il voit le jour. Or, cette naissance avortée donna lieu, comme je l'ai souligné dans les premières lignes de cette critique, à la constitution d'une légende, à l'érection en mythe d'un film qui existe seulement sur les pages d'un story-board, ce qui ne l'a nullement empêché de devenir culte et de générer le fantasme jusqu'à nos jours. Ce qui nous permet d'appréhender certaines questions quant à la constitution d'un mythe et à l'éventuelle nécessité qu'il prenne vie. En effet, qui nous dit que si Dune avait été tourné, l'aventure n'aurait pas viré au cauchemar comme ce fut le cas de L'homme qui a tué Don Quichotte de Terry Gilliam (ce qui a donné lieu au documentaire Lost in la Mancha? L'oeuvre aurait-elle été techniquement réalisable pour l'époque, alors même que sa conception technique semble avoir marqué l'histoire du cinéma mondial à travers des films tels qu'Alien? Cette rencontre entre maîtres ne se serait-elle pas muée en grande bouffe, au sein de laquelle les uns et les autres se seraient entre-tués, ce qui aurait saboté le projet? Alors que Jodo n'a pas perdu espoir de voir un réalisateur prendre en charge le projet, de son vivant ou de son mortem - encore faudrait-il réfléchir à qui, en 2016, semble en mesure de donner vie à de telles ambitions et d'incuber les hallucinations jodorowskiennes, ne vaudrait-il pas mieux que ce film scénaristiquement et techniquement abouti sur le papier reste à l'état de culte non posé sur pellicule? N'est-il pas préférable qu'un potentiel et légendaire chef d'oeuvre, dont on retrouve une partie de l'inspiration dans les bandes dessinées de Jodo, reste en l'état alors même qu'une adaptation contemporaine pourrait éventuellement le dénaturer et en violer l'esprit, alors même que Jodo revendique violer l'esprit de l'oeuvre de Herbert (gloups), ce qui semble indispensable au processus créatif selon lui? Un mythe ne devrait-il pas rester un mythe? Parfois, n'est-il pas préférable que certains fantasmes restent en leur état, continuent d'exciter nos esprits, alors que l'assouvissement de ces désirs pourrait être - contre toute-attente - générateur de déceptions et de désenchantements?


Autant de questions et de réflexions philosophiques qu'engendre la découverte de Jodorowsky's Dune, projeté dans de nombreux festivals (dont la Quinzaine des réalisateurs à Cannes) et s'apprêtant à sortir en salles trois ans après sa réalisation. Comme si le Dune d'Alejandro Jodorowky le délirant, Jodo le mégalo, le maître chilien sincère dans son ambition d'élever toujours plus haut le cinéma dans le panthéon de l'art, telle une hallucination élevée au rang de quête spirituelle et métaphysique, dans une optique esthétique et réflexive, était éternellement voué à un rôle de générateur de fantasmes, préférant se faire attendre et tarder infiniment à voir le jour...

Créée

le 9 mars 2016

Critique lue 425 fois

6 j'aime

rem_coconuts

Écrit par

Critique lue 425 fois

6

D'autres avis sur Jodorowsky's Dune

Jodorowsky's Dune
Hypérion
8

"I wanted to fabricate the drug's effects"

Même pour l'amoureux un peu honteux du Dune de David Lynch que je suis, le mythique projet d'adaptation de Jodorowsky a une aura extraordinaire. Celle, inaltérable, des projets avortés qui abreuvent...

le 21 juil. 2014

88 j'aime

16

Jodorowsky's Dune
TheBadBreaker
9

Jodorowsky's Dream

Quel est le but de la vie ? C’est par cette question que débute l’intriguant « Jodorowsky’s Dune ». Le délirant Jodorowsky va alors nous donner son avis sur la question. Faire des films lui permet...

le 25 mai 2014

42 j'aime

6

Jodorowsky's Dune
bohwaz
2

L'histoire du nanard qui n'a pas eu lieu

Où l'histoire d'une bande de mecs qui ont pris un peu trop de drogue et qui n'ont pas lu Dune et veulent en faire un film. Ils font un storyboard qui n'a pas de sens, avec un design ridicule qui...

le 22 mai 2015

40 j'aime

Du même critique

21 nuits avec Pattie
rem_coconuts
7

"Il aurait fallu tous les vents d'Espagne pour la sécher..." (ou 21 raisons d'y passer 21 nuits)

Le nombre 21 n'est pas exempt de symboles. 21, c'est l'atout le plus fort au tarot. C'est également l'âge de la majorité aux Etats-Unis, le siècle dans lequel nous évoluons présentement, le numéro...

le 25 nov. 2015

13 j'aime

6

Ma vie avec John F. Donovan
rem_coconuts
6

Lettre à Xavier D.

Cher Xavier, Tout comme vous avez écrit une lettre à destination du grand Leonardo Dicaprio à vos onze ans, sans que celui-ci ne vous ait jamais répondu, tout comme votre jeune héros (ou plus...

le 12 mars 2019

12 j'aime

6

Les Oiseaux de passage
rem_coconuts
5

Les âmes perdues

[FORMAT COURT] Alors la France est marquée par les évènements de mai 68 et qu’éclate le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, rien de tout cela chez les Wayuu de Colombie. Après un an de réclusion...

le 9 avr. 2019

11 j'aime

7