Je ne pense pas faire preuve de la plus grande originalité en choisissant de partager mes sentiments sur ce Joker. Le film est en effet en train de s'établir comme étant l'événement cinématographique de ce début d'automne, attirant de plus en plus de personnes dans les salles obscures. Le mérite en revient non seulement à un temps de plus en plus morne et pluvieux, mais également à une campagne marketing (trop ?) intensive, mettant entre autres l'accent sur le côté plus intimiste de ce long-métrage qui détonne avec les habituels blockbusters super-héroïques, ce qui ne manquera pas d'éveiller la curiosité des spectateurs lassés du genre. D'autres seront plus attirés par les promotions insistant sur la performance de Joaquin Phoenix ou encore sur la place de choix qu'occupe le personnage dans le panthéon de la culture populaire moderne. Mais il serait également injuste d'oublier ceux se retrouvant en train d'arpenter le sol collant de leur salle de cinéma préférée du fait des recommandations de leur proches; ceux-ci vantant avec raison les qualités intrinsèques du long-métrage.


Dès les premières minutes (qui voient resurgir l'ancien logo de la Warner Bros), le cadre est fixé : au niveau temporel, nous nous retrouvons dans la fin des années 70/début des années 80, tandis qu'au niveau spatial, nous sommes en présence d'une ville de New York à peine grimée en Gotham, possédant des taux de criminalité et de saleté atteignant des records. C'est dans ce milieu malsain qu'évolue notre personnage principal, Arthur Fleck, un homme constamment rejeté et maltraité par ses congénères mais enfilant pourtant tout les jours son costume de clown, avec un espoir indéfectible de percer dans le milieu comique. Comme promis par les nombreuses bande-annonces et interviews, le film délaisse le côté spectaculaire proposé habituellement dans ce type d'adaptation pour proposer un angle de vue plus "indie", quasiment inédit dans les œuvres du style. Les références sont ici en effet bien plus à aller chercher chez Martin Scorsese que dans les comics DC : on pourrait parfois reprocher au film de mettre trop de côté son héritage au lieu de chercher à l'allier avec l'atmosphère réaliste choisie par le réalisateur (un aspect que, par exemple, Logan avait mieux maîtrisé). Reste que ce character study, suivant les termes de nos amis anglophones, est tellement efficace que l'image d'une cuve d'acide ne nous traversera jamais l'esprit durant notre visionnage.


Une grosse partie du film dépend ainsi de l'interprétation de Joaquin Phoenix, qui se démène pour finalement même dépasser les attentes très lourdes qui reposaient sur ses épaules. L'acteur réussit ainsi à rendre le personnage touchant et pathétique dans certaines scènes qui auraient pu tourner au ridicule avec un autre interprète (le rire incontrôlable, les scènes de danse); avant d'ensuite se rendre impressionnant, menaçant et terrifiant aux moments où sa personnalité timide glisse vers celle de l'antagoniste le plus connu du 9ème art. Sa performance est également remarquable dans le sens où, même lorsqu'il enfile finalement l'attirail complet du clown psychopathe, le spectateur sait tout de même qu'il est toujours en présence du fragile Arthur présenté au début du récit.


Le script de Scott Silver et du réalisateur Todd Phillips participe également beaucoup au succès du long-métrage, puisant son inspiration dans les excellents Taxi Driver et King of Comedy tout en créant son ambiance propre. Il a depuis, à l'instar de ses modèles, développé quelques polémiques. Certaines critiques, comme la mauvaise représentation des handicapés mentaux, passent selon moi complètement à côté du message du film tandis que d'autres peuvent faire réfléchir : l'accusation d'apologie de la violence ne semble ainsi pas complètement injustifiée. Le film ne joue-t-il pas quelque peu sur les pulsions primaires de son audience, qui se réjouira même du sort atroce subi par certains personnages ? D'un autre côté, on pourrait avancer que cette approche moralement floue embrasse la vision torturée du protagoniste et que ces plaintes peuvent sembler un peu trop moralisatrices et hypocrites, la plupart émanant d'un pays où les armes à feu s'achètent au super-marché. Le débat reste ouvert et aucune réponse n'est véritablement la bonne : c'est cependant incontestablement une erreur de ne voir que cet aspect particulier du scénario.


L'histoire nous offre également une critique très généralisée de la race humaine, montrant des individus qui rejettent très vite toute différence et qui font preuve d'une immense arrogance envers ce qu'elle considère comme étant inférieur à son statut. Le message de cette oeuvre n'est donc pas, suivant mon opinion, une ode à la violence mais devrait plutôt être interprété comme un encouragement à tous à être plus attentif et aimable vis-à-vis de son prochain. Les scénaristes ont fait le choix délibéré d'être, à l'instar du personnage-titre, apolitisés et extrêmement vagues vis-à-vis de la nature de la société représentée, ce qui a pour avantage de donner au film un côté intemporel, tout en laissant la possibilité à tout un chacun de rattacher quelques-uns de ses éléments à certains événements contemporains. On pourra ainsi établir des parallèles avec l'administration Trump (notamment avec le budget coupé pour les soins de santé), mais également avec les actualités françaises (un candidat hautain et faisant partie des 1 %, un soulèvement violent des masses populaires) et hong-kongaises (les violences policières et les émeutes masquées).


Le dernier atout de ce long-métrage réussi est son réalisateur, Todd Phillips. Le cinéaste, plus habitué aux comédies potaches, nous prouve qu'il est parfaitement à l'aise dans un style entièrement différent. Ses magnifiques plans servent à merveille les propos du film : à travers son cadrage large, il enferme ainsi Arthur dans une ville étouffante sans aucun espace de libre. Il indique l'insignifiance et la solitude ressentie par son protagoniste en ne le mettant pas au premier plan mais en l'insérant plutôt au milieu d'une foule ou d'immeubles bien plus imposants que lui. Les cadrages plus proches ne feront que renforcer cette impression d'emprisonnement, de par l'utilisation de décors extrêmement étroits et sordides. A l'inverse, lorsqu'on s'éloignera de la ville pour aller vers le domaine Wayne, l'image se veut plus dégagée et reposante. Une des seules ombres au tableau dans ces 2 heures de qualité est pour ma part l'utilisation de la bande son, qui se fera par moment beaucoup trop insistante et dont la venue précoce dans certaines scènes gâchera un peu l'effet de surprise.


En conclusion, Joker est un film qui veut absolument se démarquer du carcan habituel et qui réussit son pari, de par son puissant scénario, sa réalisation efficace et du jeu phénoménal de Joaquin Phoenix ! Certaines questions quelque peu fâcheuses peuvent survenir après le visionnage du long-métrage, notamment concernant son utilisation de violence et de son abandon de références à l'univers de la bd, mais cela ne l'empêche pas de se faire une très bonne place dans le classement des meilleurs sorties cinéma de cette année. Espérons que l'enthousiasme du public pour cette oeuvre singulière permettra la survenance de films "grand public" osant prendre un peu plus de risques...

MathiasLest
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le 12 oct. 2019

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Donald Duck

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