Pour ce nouveau film de Todd Phillips, tout a été réuni pour attirer la foule dans les salles : un personnage emblématique (déjà incarné par deux fois par deux acteurs extraordinaires), une promo tapageuse, et l’annonce d’une très probable nomination aux Oscars pour Joaquin Phoenix. A cela on rajoute une bande-annonce bien faite car accrocheuse.
Seulement tous les spectateurs ne seront pas mis sur le même pied d’égalité. En effet, comme je le disais plus haut, le personnage Joker a été campé par deux fois au cinéma. La première est à mettre dans l’escarcelle de Jack Nicholson en 1989 à travers le "Batman" de Tim Burton. Sa prestation fut telle que plus personne n’osait envisager la reprise de ce personnage. Il faudra attendre plus de 15 ans pour revoir l’ennemi juré de Batman, par le biais d’une prestation mémorable de Heath Ledger au cours du second film de la trilogie de Christopher Nolan, j’ai nommé "The dark knight, le chevalier noir". Le rôle fut alors reconnu comme horriblement exigeant, poussant le regretté Heath Ledger dans un investissement hors du commun et de tous les instants, au point de le précipiter encore un peu plus au fond de l’abîme, et (qui sait vraiment ?) de le projeter un peu plus tôt que prévu dans l’autre monde. Dès lors la question se pose : Joker serait-il aussi néfaste dans la vraie vie que dans la fiction ? Cette question est issue d’une logique qui m’est très personnelle.
Aussi je voyais d’un très bon œil qu’on puisse revenir aux origines de ce personnage pour répondre à cette question. Pour autant, le Joker présenté ici sera un peu différent de celui apparu dans les deux films précédemment cités. Pour apprécier ce film, il y aura donc deux écoles : ceux qui ne connaissent pas les deux fameux films, et ceux qui les ont vus.
Pour ceux qui n’ont pas vu les films de 1989 et 2016, "Joker" paraîtra peut-être un peu long tant l’écriture du personnage est précise et minutieuse. Tant au niveau du scénario que de la réalisation, on prend le temps de construire le personnage, en partant du principe qu’on a choisi de raconter l’histoire de quelqu’un qui devient LE Joker.
On part donc vraiment sur une origin story, en laissant de côté l’idée reçue (et quelquefois avérée) que les grands méchants naissent nécessairement méchants. Là non, ce bad-guy iconique est un gars à la base pas méchant pour deux sous, et qui se contente de peu. Certes il est un peu bizarre, mais en regardant l’environnement, c’est à se demander qui est le plus bizarre ! Lui, ou les habitants de Gotham City, ville en proie au chaos ? Voilà une question qui peut être intéressante à développer, surtout lorsque ces spectateurs pourraient commencer à trouver le temps un peu long avant que l’avènement du personnage ne se fasse.
L’ennui a beau pointer le bout de son nez, l’histoire intrigue. Elle intrigue d’autant mieux que le spectateur prend en sympathie ce personnage (et ça c’est nouveau) tant il subit beaucoup entre brimades et injustices. Mais en même temps, il inquiète aussi. La musique de Hildur au nom imprononçable comme c’est souvent le cas des islandais (en l’occurrence islandaise) y est pour beaucoup : anxiogène à souhait, elle laisse planer le doute sur le devenir du Joker encore enfermé dans sa chrysalide.
C’est là aussi que c’est intéressant. On parle souvent de tournant du film. Ici il y en a un, bien sûr. Mais là où "Joker" se caractérise, c’est que non seulement le tournant intervient très tôt (pour moi l’obtention du flingue), mais aussi qu’il est parfaitement distinct de l’effet déclencheur (l’ultime déception apportée par les propos tenus par Thomas Wayne). C'est-à-dire le fait de trop qui s’ajoute à ceux récoltés dans un sac déjà plein, si plein qu’il en est prêt à craquer. Cependant je suis sûr que certains détermineront le tournant du film ou l’effet déclencheur à divers moments. Et c’est normal, car on se joue de nous ! On pense même voir naître enfin le Joker quand il se dresse devant un grand bâtiment enveloppé par la nuit et les éclairages publics, surtout qu’on constate à ce moment un changement notable dans la tonalité de la musique, à ce moment précis plus grandiloquente.
Quoiqu’il en soit, tout le monde reconnaîtra la performance de l’acteur, auteur d’efforts démesurés pour faire évoluer avec le plus de précision et de véracité possibles son rôle : un personnage encore dans l’œuf et qui va éclore au gré des événements qu’il va subir. Aussi je trouve assez bien vu que l’acteur ait perdu autant de poids, comme pour faire écho à cette naissance difficile.
Ceux qui ont vu les deux films trouveront beaucoup de points communs avec tout ce que je viens de développer. Tout ? Excepté (quoique... enfin j'y reviendrai plus tard) l’effet de longueur en moins car ils seront frappés par le travail effectué par le rôle-titre. Je fais partie de ceux-là. Pour tout dire, Joaquin Phoenix est hallucinant. Mieux : stratosphérique ! Moi qui pensais qu’il avait atteint le sommet de son art avec la confrontation qu’il nous a offerte face à Russell Crowe à travers le fameux "Gladiator" de Ridley Scott… Bon c’est vrai, je ne connais pas l’intégralité de sa filmographie alors bon. Le fait est qu’il m’a ébloui de son talent, allant jusqu’à adopter quelques gestuelles de Jack Nicholson et la démarche de Heath Ledger ! Pour un peu, on croirait presque ce dernier ressuscité ! D’autant qu’il est doté de la même coupe de cheveux… Finalement, le Joker que nous avons connu précédemment n’est pas si différent.
Du coup on peut se pencher davantage sur l’évolution de ce personnage. Todd Phillips nous en donne tous les moyens en proposant une réalisation très intimiste. Quelle que ce soit la scène, Arthur Fleck/Joker est constamment présent, visible ou pas à l’écran. Le spectateur est donc le témoin privilégié de la vie de cet homme au rire unique au monde. Certains internautes disent d’ailleurs (c'est là le point sur lequel je devais revenir) que le surlignage sur les caractéristiques d’Arthur est un peu trop appuyé et rend le récit un peu poussif. Peut-être ont-ils raison. C’est avant tout une question de ressenti.
Mais par cette intimité si proche, bien qu’attendus quand on connait le parcours de Joker, ses agissements peuvent surprendre par leur soudaineté et leur violence. A commencer par la mise à mort de sa première victime, alors que ça part seulement d’un réflexe naturel d’auto-défense, voire d’acte de survie. Cette exécution, pure et simple, laisse apparaître toute la violence contenue dans cet homme apparemment inoffensif, mais qui est synonyme d’une sourde colère issue d’une profonde souffrance.
Après un tel comportement, il n’est pas rare de constater que les auteurs de ces crimes mettent fin à leur jour, surtout quand ils ne sont pas formatés pour ça. Sauf que concernant Arthur Fleck (Joker), c’est une chose inconcevable. D’abord parce qu’il n’y aurait plus de film, ensuite parce qu’il est une réplique qui tient toute son importance. Une phrase d’ordre existentiel adressée à l’agent des services sociaux et qui vient conclure une réflexion parfaitement sensée. Cette phrase tient en deux mots : « j’existe ». Et on comprend à ce moment-là qu’Arthur tient à le faire savoir et qu’il ira jusqu’au bout du bout de sa démarche, en s’accrochant tant bien que mal à ses illusions qui tomberont les unes après les autres. Je ne raconte rien, c’est d’une logique implacable, sinon Arthur ne serait pas devenu Joker. C’est là que réside la raison pour laquelle les spectateurs détermineront, avec quelques différences notoires selon le perçu de chacun, le tournant du film et l’élément déclencheur qui fit naître Joker dans toute sa splendeur, pardon dans toute sa cruauté.
Pour conclure, c’est un film bien maîtrisé. De A à Z. Il y a même un peu d’humour, plutôt bienvenu et très bien amené je dois dire (la séquence avec le nain quand celui-ci veut s’échapper). La seule chose qui m’empêche de donner la note maximale, c’est la séquence du frigo. Je n’ai pas bien compris pourquoi, mis à part le besoin de s’isoler et de se rafraîchir les idées, mais pourquoi le frigo ? Après tout, cette scène est restée… orpheline. C’est là mon seul et unique bémol. Mais assurément, "Joker" est un film qui ne laisse pas indifférent, d’autant qu’il laisse en filigrane une réflexion sur le monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas parce qu’on est pauvre et avec un grain qu’on est insignifiant. Le monde n’est devenu que ce que nous en avons fait, y compris ses monstres qui défrayent la chronique.


Avis personnel n°14

Stephenballade
9
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le 11 nov. 2019

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Stephenballade

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