Certes, il y a la grande virtuosité de Dolan, ses plans ultra serrés, qui s'agrippent à un visage comme s'ils voulaient essayer de le retenir et de contrer l'arrêt de mort qui nous est d'emblée livré. Tons bleus et froids, la scène liminaire se déroulant dans un avion. Même s'il revient vers les siens pour une ultime visite, le héros, Louis, magnifique Gaspard Ulliel, bouleversant de sensibilité, est déjà parti, envolé.


Puis il y a le générique de début, après cette entrée vigoureuse dans le vif du sujet, ces ombres noires qui se déplacent dans un aéroport, dans le flou, soulignant la semi-irréalité dans laquelle évolue d'ores et déjà le héros. Xavier Dolan construit ses plans comme un peintre, apposant ses touches de couleur selon le climat qu'il veut créer (il est loin, le petit linge rouge et féminin, séchant au vent, qui ouvrait le précédent film, "Mommy"), jouant du flou, du net, du brusque changement de distance focale, qui noie ou sauve, ciblant de minuscules détails dans des temps suspendus, ou consentant soudain une narration plus classique. Son montage dicte le rythme, un rythme toujours soutenu, pulsé, volontiers traversé d'une musique qui explose soudain, tantôt sobre, tantôt rock, un rythme qui ne lâche pas le spectateur. Autant demander à Paganini de jouer moins vite.


Cette grande maîtrise formelle rencontre un fonds puissant, dans les mots de la pièce de Jean-Luc Lagarce qui se trouve ici adaptée. Dolan peut ainsi s'en donner à cœur joie, plaçant sa virtuosité au service d'un sens, se plaquant aux visages dans la scène de retrouvailles, pour y recueillir le trouble qui jaillit d'une première rencontre ou toute l'hésitation, la rancoeur, la fausse agitation, masquant mal la fuite, qui se donnent à voir. Vont ainsi se côtoyer, se frôler, se séduire, se manquer, se chercher, se heurter des blocs d'insularité qui ne parviendront jamais à se rencontrer, encore moins à s'étreindre : Suzanne, la benjamine, enfermée dans ses provocations ; la mère, Nathalie Baye survoltée, peinte comme une tragédienne (pourquoi Dolan aime-t-il tant les femmes à la paupière supérieure noire et lourde comme une aile de corbeau...?), tentant vainement et à grand bruit d'orchestrer une harmonie familiale depuis longtemps évanouie ; le frère aîné, Antoine, en Vincent Cassel électrique, manuel ne pardonnant pas à son cadet sa maîtrise des mots, et charriant en lui des orages qui ne demandent qu'à éclater ; son épouse soumise, Catherine, incarnée par une Marion Cotillard bredouillante, qui ne parvient pas à convertir en mots tout le charme et toute la profonde compréhension qui avaient d'abord semblé circuler entre son beau-frère et elle ; enfin Louis, au visage aussi sensible et mobile que la surface d'une rivière, écrivain finalement muselé par sa famille, et qui repartira en gardant en lui le lourd message qu'il était venu partager avec sa cellule originaire.


La seule véritable rencontre, initiale, voire initiatrice, a resurgi fugitivement, dans le souvenir, avec une silhouette masculine définitivement envolée, puisque Louis, sous le choc, en apprend la récente disparition. On émerge de la séance, définitivement séduit par la caméra de Xavier Dolan, mais entendant résonner en soi le mot de Gide : "Familles, je vous hais !".

AnneSchneider
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le 2 oct. 2016

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Anne Schneider

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