Je n'ai pas lu Lagarce alors je ne peux pas me permettre de comparer, de louer la réécriture, ou au contraire de fustiger l'adaptation de Dolan. Mais on ne peut pas passer à côté du matériau textuel à l'origine de cet objet filmique que nous présente le réalisateur canadien. Car les mots sont au centre de la mise en scène : ces mots qu'on tait - les plus importants - ceux qu'on prononce pour combler la gène, le silence, pour parler tout simplement, pour tenter vainement de rattraper le temps perdu. Ces mots qui reflètent nos maux, justement parce qu'on a choisi de ne pas les dire, comme Antoine qui a décidé de se taire il y a bien longtemps, des mots d'excuse, ceux qu'on dit pour se justifier, ceux qui motivent ces retrouvailles entre le fils prodigue, Louis, 34 ans, gay, homme de théâtre atteint du sida et sa famille, quittée il y a douze ans, à qui il a décidé d'annoncer sa mort.
Louis redoute ces retrouvailles, et les autres aussi ; hésitant entre le plaisir de retrouver ce frère disparu, ce fils parti trop tôt, ce beau-frère inconnu indéniablement aimé mais à jamais incompris et le désir d'avoir des explications, la justification de cette absence trop longue, et de connaître la raison de cette visite.
Le retour de Louis fait ressurgir les tensions enfouies depuis des années, tensions que chacun tente de dissimuler à sa façon, en souriant nerveusement, en racontant inlassablement les histoires d'une époque heureuse qui est bien loin désormais, en parlant des enfants, créant l'illusion du bonheur le temps d'une chanson accompagnée de sa chorégraphie d'aérobic, le temps d'une blague de mauvais goût...Les personnages se dissimulent derrière les mots, ces mots qui les protègent et qui leur font mal, alors ils parlent, ils parlent, beaucoup, trop, se construisant une armure grâce à une logorrhée de mots, qui ne sont que du verbiage.
Alors forcément l'amure s'affaiblit, elle craque peu à peu sous les regards des autres, des regards intenses qui en disent souvent bien plus que les mots, des regards qui se fuient, qui se jugent, qui se contemplent, capturés en gros plan par la caméra de Dolan (excessivement surement). Mais l'armure s'effrite aussi sous le poids des silences, des non-dits, de ces instants de vide où résonnent les peines de chacun, ou affluent les souvenirs. Ces silences s'étendent, se déploient dans le temps suspendu dans lequel flotte cette réunion familiale sous tension ; malgré le rappel du coucou, les regards de Louis à sa montre - lui pour qui chaque minute compte - le temps s'est arrêté dès qu'il a franchi le seuil de cette maison qu'il ne connaît pas, entouré de cette famille qu'il ne connaît plus.
Finalement l'armure ne protège plus personne, et chacun explose, déversant sa haine, ses pleurs, sa rage, ses regrets dans une scène de catharsis générale. Tout a été dit, une fois purgé, chacun quitte la table en promettant qu'on fera mieux la prochaine fois, sur des promesses. La raison de la venue de Louis, tous l'ignorent et ne veulent plus l'entendre, sauf Catherine à qui il a confié son secret sans le vouloir, celle qui n'est pas bonne pour parler, celle qui était une inconnue a su le comprendre en l'espace d'un regard.
Lui qui n'avait que "2,3 mots" à leur dire repart en silence, et le temps peut reprendre son cours.