Ken Park
6.3
Ken Park

Film de Larry Clark et Edward Lachman (2003)

Figure reconnue du cinéma américain indépendant, le cinéaste/photographe Larry Clark n'a jamais cessé de faire parler de lui, que ce soit en bien ou en mal ; l'une des grandes caractéristiques de son cinéma étant d'être parvenu à ériger la provocation au rang d'art.
En effet, à l'instar de son confrère Todd Solondz, autre grande figure provocatrice du cinéma indépendant US, les films de Clark se focalisent avant tout sur ce qui ne fonctionne pas (mais alors VRAIMENT PAS) dans la société américaine d'aujourd'hui.
Ayant choisit, depuis son premier film (le très controversé "Kids" sorti en 1995), de traiter de la jeunesse américaine désoeuvré (celles des laissés-pour-comptes, des délinquants, des toxicos, des désaxés), le cinéaste n'y est jamais allé de main morte, aussi bien en terme de sexualité que de violence. Et c'est ce que vient démontrer, de manière très frontale, ce brûlant "Ken Park", sortit en 2003, ayant fait l'objet d'un gros scandale médiatique en son temps.
Quasi interdit de sortie aux Etats-Unis, interdit aux moins de 18 ans dans nombre de pays européens (dont la France et la Belgique) pour cause de scènes pornographiques non simulées, traitant de sujets très durs (la perte des repères sociaux, la délinquance juvénile, l'inceste, la folie meurtrière chez les adolescents), "Ken Park" est une oeuvre que l'on peut aisément qualifier de dérangeante et de froide mais qui, au vu de la force de son propos et du cri de rage asséné par son réalisateur à l'encontre de son propre pays, ne peut laisser personne indifférent.


S'inspirant librement de la démarche de Pasolini sur "Salo et les 120 journées de Sodome" (1975), à savoir dresser le portrait d'une société malade dans laquelle les victimes ne sont autre que les enfants/adolescents, en jouant sur les outrances violentes et sexuelles, Larry Clark filme de manière très crue les destinées chaotiques de ces quatre ados/anges déchus que sont Peaches, Claude, Shawn et Tate, contraints de faire face à des parents (ou grands-parent dans le cas de Tate) pour la plupart démissionnaires et peu enviables : le père de Peaches veuf de son état, ne vit que dans le passé et se montre très stricte vis-à-vis de la vie intime de sa fille ; celui de Claude est un gros macho bodybuildé homophobe et réactionnaire; Shawn, de son côté, vit une relation sexuelle intense avec une femme d'âge mûre qui n'est autre que la mère de sa copine. De tout ce "beau monde", seuls les grands-parent de Tate, garçon instable et sadique, paraissent inoffensifs et un minimum charmants, tyrannisé qu'ils sont par l'agressivité de leur propre petit-fils.


De l'avoeu du cinéaste lui-même, "Ken Park" est d'avantage un film qui traite de la figure parentale que de celle du jeune, thématique qu'il a déjà abordé de manière très explicite dans ses précédents opus ("Kids", "Bully", "Another Day in Paradise").
Dans ce film-ci, ce sont clairement les ados qui sont les victimes ; prisonniers de leur image d'innocence incarnée que leur imposent encore et toujours leurs parents, image qu'ils s'amuseront à saborder de manière trash en s'enfonçant toujours plus loin dans le sexe, la débauche, la drogue et même le meurtre pour certains. Il est important d'ailleurs de signaler que le film s'ouvre sur l'image d'un adolescent qui, sourire au lèvre, se suicide d'une balle dans la tête. Dès lors, ce fait divers sordide exercera des effets néfastes sur la vie et la psychologie des cinq adolescents. Ils ne cesseront de se poser la question suivante : "Pourquoi s'est-il tué ?" A cause de ses parents ? De l'image d'éternel enfant sage et soumis que ceux-ci tenaient à lui imposer ?
Quoiqu'il leur en coûte, cet acte dramatique suffira à faire réfléchir Tate, Shawn, Claude et Peaches sur le sens de leur existence.


"Se battre et baiser pour exister".
Telle semble être la réponse trouvée par ces quatre jeunes personnes que le cinéaste traduit à l'écran de manière terriblement crue.
Comme expliqué brièvement plus haut, "Ken Park" a connu de très gros problèmes de diffusion et, en un sens, c'est compréhensible. Bien que l'on puisse reprocher, de la part d'une partie de la critique (tous n'ont pas détesté le film, bien au contraire) d'avoir une fois de plus jouer la carte de la "morale cinématographique à la petite semaine" du style "Clark filme des images crues uniquement par perversité" ou autres " ce film devrait être interdit à tout public au risque de pousser certains jeunes esprits influençables à passer à l'acte", on peut néanmoins faire la fine bouche devant le traitement gratuit et parfois même franchement douteux de certaines séquences. Ainsi, on ne comprendra jamais vraiment ce qui a bien pu pousser Tate à faire ce qu'il a fait à ses grands-parent (sans spoiler) qu'il accuse de tricher au "Monopoly", de trop dépendre de lui... Tout ça pour ça ???
Alors que, du côté de Claude, la réalité parentale est bien pire. Devant faire face à son père macho, alcoolique et incestueux, le jeune homme réagira pourtant d'une manière on ne peut plus classique en fuyant le domicile familiale.
Idem pour la pauvre Peaches, dont le paternel bascule de plus en plus dans la folie ou même, dans une moindre mesure Shawn, de plus en plus tiraillé par ses sentiments envers sa belle-mère et sa petite amie.
Bref, tout ça pour dire qu'on ne peut accepter, même en tant que spectateur, de voir à l'écran (et ce même s'il s'agit d'un film de fiction, encore heureux!) un adolescent limite psychopathe revendiquer haut et fort (il se filme lui-même en train de dévoiler ses crimes) ce qu'il "vient d'accomplir". Mis à part "déranger pour déranger", peut-on véritablement expliquer le sens d'une telle scène ? Et c'est là qu'on s'aperçoit, après avoir vu le film, qu'en vérité les seules scènes véritablement choquantes, trash et très violentes sont toutes celles mettant en "vedette" Tate. S'il voulait faire un film sur des "jeunes victimes" soumises bien malgré elle à devoir endurer les torts de leurs parents, alors pourquoi Clark a-t-il choisit d'y inclure un ado méchant ?
Outre cette question délicate, le film perd aussi en justesse de ton et en qualité à travers certaines images inutiles qui semblent n'être là, une fois encore, que pour susciter le malaise : une petite fille qui regarde un film porno, une séquence de masturbation sur fond d'auto-strangulation en écoutant, les yeux bandés, des cris de joueuses de tennis, un pénis dévoilé en plan large sous forme de lent panoramique horizontal.
Pourquoi ? Pourquoi tout ça ?


A l'instar de Solondz et de la séquence-choc de son film "Happiness" dans laquelle un père de famille avoue le plus naturellement du monde ses penchants pédophiles à son propre fils, on ne comprend pas vraiment pourquoi Larry Clark tient tant à mettre mal à l'aise le spectateur. OUI, on sait que la société américaine ne tourne pas toujours bien rond, OUI, on sait que la jeunesse américaine ne ressemble pas toujours à celle quel'on peut voir dans nombre de feuilletons estampillés Disney avec ces beaux lycées, vêtements chics et autres sourires "Colgate". Mais le plus intelligent n'aurait-il pas été tout simplement de d'avantage se focaliser, tel un Pasolini sur "Salo..." ou un Ferrara sur "Bad Lieutenant" sur les tourments physiques de ses personnages (visages ravagées par la drogue, couverts de sang ou de foutre) en lieu et place des sinistres concours de circonstances dans lesquels ces quatre jeunes gens se retrouvent impliqués ? Certes, "Ken Park" s'affiche clairement comme un film pour adultes et ne prétend aucunement vouloir plaire à tout le monde ; il n'empêche qu'on peut être en droit de contester la démarche filmique, par moment trop nihiliste et rop gratuite, de Larry Clark.


Là où "Ken Park" trouve sa beauté, c'est surtout dans le traitement du corps que le cinéaste filme de manière incendiaire et bestial. A l'instar d'un Cronenberg dont le cinéma s'est fait le miroir des tourments et malformations physiques de la chair humaine, les corps adolescents (filmés le plus souvent entièrement nu) que donnent à voir Larry Clark s'affichent comme le seul et unique barrage face à la société qui les oppriment. Ces jeunes corps qui bougent en pratiquant du skate, en faisant l'amour à plusieurs ou encore en se battant, sont le plus souvent filmés en plans larges, manière de montrer que les tourments endurés par le corps adolescent concernent tout le monde, à la fois qui sont actuellement des ados et ceux qui l'ont été (leurs parents et grands-parents). Les scènes de sexe, bien que par moments franchement pornographiques (osons le dire!) parviennent pourtant à éviter toute forme de vulgarité en optant pour le silence complet, ce qui fait que l'on pourrait franchement les qualifier de "scènes d'amour muettes".


Quoiqu'on en pense, qu'on l'adore ou au contraire qu'on le déteste, "Ken Park" est un film qui, une fois encore, ne peut laisser personne indifférent.


De par sa réalisation visuellement impressionnante (Larry Clarck sait filmer, qu'on se le dise), son jeu d'acteur réaliste et parfois très cru, sa colère néfaste contre une Amérique bornée, réac et hypocrite, "Ken Park" est un film à voir.


De même, de par son esthétique très crue et ses séquences parfois trop dérangeantes, c'est aussi un film à regarder IMPERATIVEMENT en étant prévenu, et à ne surtout pas montrer à des âmes sensibles.


Une curiosité, en somme.

f_bruwier_hotmail_be
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Créée

le 12 sept. 2017

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