L'Ange Bleu est un buisson ardent dont les décennies ont à peine terni l'incandescence, une zone obscure, un maelström de formes et de significations subconscientes, d'intentions décuplées, d'implications rejetées mais résurgentes qui débordent son créateur comme son héroïne. Étrange carrefour de paradoxes, cette œuvre, peut-être la plus célèbre de Sternberg et de Dietrich, n'est pourtant la préférée ni de l'un, ni de l'autre. Le cinéaste se préoccupa moins de son sujet que de le rendre conforme à ses standards de poésie visuelle. Arrachant Marlene Dietrich à une carrière plus sophistiquée que réaliste, il a transformé une jeune femme songeuse et intellectuelle en une chanteuse vulgaire de beuglant, fort éloignée de sa personnalité réelle, mais la dota à son corps défendant d'une légende irréversible. Celle de la tentatrice tour à tour veule et provocante, qui se produit dans un attirail de dentelles, de frous-frous, de jarretelles et de rubans en fumant des cigarettes interminables. Le metteur en scène avoue volontiers : Marlene n’existe pas, je l’ai inventée. Marlene, c’est moi. Et Marlene, c’est le mirage de la volonté de puissance, jetée en pâture aux rêves de la foule. Rath, quant à lui, figure l’intelligence en déroute devant cette illusion grandiose, le pouvoir absolu de la beauté physique, indifférente à son devenir, lassée de son prestige, mais consciente d’être le seul reflet de la divinité qui puisse jamais se retrouver chez la créature. Poète de la lumière et de la flamme, il était normal que Josef von Sternberg réinventât, pour le vivre, le mythe du papillon qui se brûle et se détruit à la bougie qui l'attire.


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Le film peut être tenu, selon la perspective historique que l'on adopte, tant pour une fin que pour un début. S'il marque en effet en Allemagne l'achèvement de ce cinéma de la fascination et de la défaite qu'illustra le Kammerspiel (tendance ayant elle-même eu un mal fou à se déprendre de l'expressionnisme), il est par ailleurs au départ de l'école française d'avant-guerre dite du "réalisme poétique" et de ce courant, plus irrégulier, de "fantastique social" que cultiveront les dix premières années du cinéma parlant américain. Plus intéressante toutefois est sa place dans la carrière de son auteur, où il est tout aussi bien conclusion et commencement. Un tournant, donc. Ce qui va s’entamer, c'est le règne de Dietrich ou plus précisément son culte, sa transfiguration. Ce qui s'achève, c'est l'"époque noire" de Sternberg, qui n'a pas encore inventé sa magie blanche faite d’abstraction et de schématisation. Le monde dans L'Ange Bleu, lourd, opaque, envoûtant, s'arrondit autour des personnages comme un ventre maternel. Il est clos, tiède, immense (même si son horizon ne se découvre jamais : la scène du cabaret ne débouche-t-elle pas sur l’océan, invisible mais présent ?). Le destin diffus (la ville comme un corridor, le cabaret comme un piège, l'histoire circulaire qui se dénoue où elle s'est nouée) hante les décors tel une foudre, enveloppe les êtres bien avant de fondre sur eux. Dès Cœurs Brûlés, ce cocon va se déchirer. La sphère claire-obscure se projettera, s'aplatira en planisphère et refusera systématiquement la profondeur pour imposer l’univers sternbergien comme celui d’un espace en réduction dont l’exigüité même sera exubérante, dans la mesure où les signes ne cesseront d’y proliférer et de renvoyer à un ailleurs multiple.


Mais ici le cadre a encore trois dimensions et le destin est anonyme. Lola-Lola n’est que son instrument. Sa splendeur est réelle, immédiate : le gibus blanc, les jambes gainées d’obscur et de leur propre venin, elle cale sa chaise d’insolence devant une assemblée hébétée. Là où l’engagement naturaliste d’Emil Jannings joue, comme au théâtre, de la voix, de la posture et de la grimace, Sternberg incite Dietrich à inventer : diction neutre, presque blanche, mouvement et impassibilité du visage. Pour mettre en valeur cette altérité, le cinéaste a besoin d’un piédestal qui isole Marlene du jeu traditionnel. La scène où s'exhibe Lola est la première d’une série de petites estrades baroques sur lesquelles il se plaira à placer son égérie : décors nivelés (Cœurs Brûlés), escaliers (L’Impératrice Rouge), prosceniums (Blonde Venus), balcons (Agent X27), véhicules (La Femme et le Pantin). Marlene y évolue à son rythme (un balancement des hanches qui devient vite reconnaissable) et y impose des gestes relevant de sa propre logique (la jambe en appui sur le fameux tonneau, position totalement inconfortable et antinaturelle mais qu’elle semble arborer sans le moindre effort). Une sensualité violente imprègne toute la réalité de L'Ange Bleu. Ce n'est pas encore la sensualité sèche, cassante et crissante du verre, de la paille, de la soie dure, du papier et de la plume qui s’exaspérera plus tard dans un baroquisme flamboyant mais celle, molle et pulpeuse, odoriférante et moite, de la chair, de la peau, du désir. La matière amoureuse y frémit si intensément qu'elle mène les puritains au bord de la nausée. Douceur palpable du printemps qui entre lors du cours d’anglais par la fenêtre ouverte, langueur tactile de l'atmosphère des tours de chant, parfums de la culotte, des fards de la chanteuse, et ce bruissement d'ailes comme une caresse quand Rath souffle innocemment sur le pagne de la photo de Lola. Mais aussi les maquillages sales et parfois répugnants des comparses, du clown-obstacle bouchant toujours la porte, les œufs dégoulinants sur le crâne, les chairs effondrées des compagnes-repoussoirs derrière la vedette du spectacle. Après ce film, Sternberg ne réalisera plus l'irréel que pour déréaliser le monde, dans une sorte de fuite et de dérision poursuivie à l'abri de l'art comme demeure.


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Ici la seule fatalité est charnelle, et se place d'emblée sur le terrain de la vie et de la lutte instinctive. Je n'aurai rien que je ne te l'aie pris ; pas de partage ni de communion possibles ; après la satisfaction la satiété, après la force l'épuisement, après la jeunesse la sénilité. La roue tourne et la vie continue. Si Rath est victime et Lola bourreau, c’est par la force des choses. Car cette dernière n'attire pas le professeur pour l'utiliser, l'exploiter ou le tromper comme dans presque toutes les histoires de garces, mais par bonté, largeur du cœur et aussi par la fascination réelle que lui impose son rang. Quand le vieux zouave doit se produire devant ceux qui le connurent citoyen honorable, elle est la première à s'y opposer. Elle partage en effet son tourment dans les bras d'un bellâtre. Son bien est aussi son mal. Parce qu'elle est généreuse, elle sera absolument égoïste ; parce qu'elle est à chacun, elle ne sera à personne ; parce qu'elle est l'idéal, nul ne la possédera ; parce qu'elle est l’absolu de la Femme, et parce que les yeux de la passion l'érigent ainsi, elle ne pourra durer sur cette terre. Rath devra la tuer ou en mourir. L’Ange Bleu est l’histoire pathétique d’une tentation, d’un être qui y succombe et se laisse détruire par elle. Lorsque le protagoniste abandonne son rituel solidement établi, organisé selon un horaire strict dont les manifestations sont l’agenda et la sonnerie de huit heures de la pendule, lorsque exaspéré par les images de la danseuse, égaré et fasciné, il se rend, par les ruelles étroites, tortueuses et sordides du quartier portuaire, à "L’Ange Bleu", le son rauque et lugubre d’une sirène de navire l’avertit. Il se retourne, hésite et poursuit son chemin, encore guidé par la conscience rigide de devoir protéger ses élèves du mal, pénétrant pour la première fois dans un univers différent qui lui restera toujours étranger. Et lorsqu’à la fin, devenu un être brisé et avili, réduit au plus humiliant simulacre, assimilé au coq viril mais caricatural de sa vie adulte inaccomplie, il retourne à travers ces mêmes ruelles dans son monde, retentit cette identique sirène, à la fois gémissante et ironique. Il tressaille à nouveau mais ensuite il s’agrippe au pupitre de sa salle de classe, seul souvenir de stabilité et d’innocence, ultime terrain de sa défaite. Entre ces deux arrêts, élaborés très consciemment, se joue sa tragédie.


En faisant de Rath une loque esseulée, sentimentale, désespérée et conservatrice, moquée par une jeune génération de butors imperméables à son malheur, Sternberg produit un tableau très exact de l’Allemagne pré-hitlérienne, un constat historique où la chute du professeur bourgeois constitue l'emblème grotesque de l’écroulement d’une société. Ses élèves, solidaires pour le martyriser, sont les seuls à souhaiter puis à favoriser son effondrement. Lola ne témoigne pas de réelle perfidie : elle est "faite pour l'amour" et pour rien d'autre, et n’a pas la volonté de nuire. L'un des tours de force de l’œuvre réside dans l'invention d'une symbolique nouvelle, ou plus précisément d'une manière inédite d'accéder au symbole. Sa clé est forgée poétiquement par le film lui-même. Apparus dans la première partie du récit, un certain nombre d'éléments resurgissent dans la seconde moitié, identiques, analogues ou parents, et ce retour leur confère une résonance lyrique qu'on peut si l'on y tient qualifier encore de symbolique. L’un des exemples les plus frappants est celui des oiseaux. Aux volailles qu'on entasse le matin sur le marché de la ville s'adjoindront les volatiles siffleurs dans leurs cages, les mouettes et les cormorans empaillés de "L'Ange Bleu", les pigeons sur l'horloge à jaquemarts, les plumes de Lola et, bien sûr, le cri de basse-cour et les œufs de Rath après les caquetages de son épouse. Ainsi le son permet toute une économie : "Cocorico", lance le professeur déchu (rarement une invention technique aura si vite imposé sa loi). S'il faut donner une traduction à cette présence entêtante, on pourrait dire qu’elle se rattache essentiellement à une obsession érotico-cosmique de la mer. Quoi qu'il en soit, Sternberg n'aurait pu faire de Marlene Dietrich cette "force qui va" ni composer autour d'elle le monde comme la toile autour de l'araignée, s'il n'avait été si follement et masochistement épris de son modèle, et s’il n'avait le premier consenti aux catastrophes qu'il promettait. Cette abdication préalable et très lucide explique vraisemblablement, entre autres choses, que L'Ange Bleu soit un film dans lequel le caractère inexorable du destin soit exprimé de manière aussi convaincante. La vie ne se donne qu'avec du sang.


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le 23 avr. 2015

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