À en croire les hiérarchies auxquelles renvoie plus ou moins secrètement l'histoire du cinéma, L'Ange des Maudits n'occupe qu'une place secondaire dans l'œuvre de Fritz Lang. Certains ont parlé de "halte romantique", sans pour autant essayer de mettre à l'épreuve l'exactitude de cette appellation. Or une étude même succincte suffit à démontrer que ce conte familier de l’ancienne frontière, loin de faire figure de parenthèse accessoire dans la carrière de l’auteur, en représente au contraire un des produits les plus élaborés et répond à des préoccupations non seulement conformes à l’ensemble du système langien, mais encore rarement exprimées avec une telle densité. Les westerns ont eu une tradition musicale, ils ont connu des cowboys chantants (dont Johnny Guitare pourrait être l’héritier), parfois été rendus célèbres grâce à une mélodie (Le Train Sifflera Trois Fois). De son côté, Lang a attiré l'attention sur ce qui demeurait à ses yeux la clé essentielle de son film : l'emploi d'une ballade comme élément narratif et principe de liaison entre les différents épisodes du scénario. Ce mode d’exposition affecte l’intrigue d’un coefficient temporel, et l'utilisation de ce procédé introduit une distance qui confère au récit l’aura d’une légende. La ballade est la formulation d’un Destin d’autant plus inexorable en son accomplissement qu’elle résonne toujours hors diégèse, d’un lieu qu’on ne saurait lui assigner. Haute en couleur et violente comme une eau-forte, l’histoire développe aussi une méditation désenchantée sur le temps. Ce bandit vieillissant plus ou moins supplanté par un nouveau venu, n’est-ce pas Lang contraint de réaliser un western dans des toiles peintes tandis que de plus jeunes aiguisent leurs dents sur les Montagnes Rocheuses ? Et cet homme fier et beau (Mel Ferrer), plus sympathique, plus séduisant, plus attirant que le consciencieux Arthur Kennedy, n’est-ce pas le génial Fritz qui n’a rien abdiqué et a su garder le monocle haut devant l’adversité ?


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Le titre initialement souhaité par le réalisateur, Chuck-a-Luck, mettait l’accent sur l’importance de cette sorte de loterie, imposant la présence du hasard et l’idée d’un retour cyclique ou d’une roue de la vie. De fait, le mouvement entier du long-métrage est amorcé dès la première scène : dans une petite boutique d'une ville du Wyoming, une jeune femme, Beth, et son fiancé, Vern, font des projets de mariage. Il lui offre une broche et la quitte. Quelques instants plus tard, deux étrangers arrivent dans la bourgade. L'un d'eux (Kinch) pénètre dans le magasin, fait ouvrir le coffre par Beth et la tue après l'avoir violée. Une mécanique implacable est alors mise en branle, au terme de laquelle seront irrémédiablement détruits tous les personnages liés par ce meurtre. Sur le plan de la construction proprement dite, deux indices complémentaires sont donnés, l'un pour l'identification de l'assassin par Vern (la broche volée à Beth), l'autre pour celle de Vern par l'assassin (la manière dont il saute à cheval). À l'insu de chacun d’eux est ainsi posé un ressort secret qui jouera ultérieurement, en un de ces effets dont la filmographie de Lang abonde. Enfin, à un niveau plus caché, sont noués entre le meurtrier et sa victime des rapports occultes que la mort de Kinch pourra seule dénouer : le plan de Beth, allongée sur son lit funéraire, s'achève par un recadrage de sa main crispée dans laquelle l’homme vient s'inscrire en fondu, plongeant sa propre main dans l'eau pour humecter son visage et apparaissant désormais prisonnier de Beth, son sort littéralement tenu dans la paume de celle-ci. À l'issue du prologue, la ligne narrative apparaît comme un prolongement de celle de Furie ou de Chasse à l’Homme : c'est à nouveau l'assouvissement d’une vengeance qui constitue la trame principale et le fil directeur de la fiction. C'est elle qui met en contact Vern et le couple Altar-Frenchy, qui répandra son influence néfaste sur le ranch et en provoquera l’annihilation.


Sitôt le début de son itinéraire, Vern se sépare du monde de la loi : parti avec une patrouille sur la piste de Kinch et de son complice, il est vite abandonné par celle-ci. Plus tard, il provoquera un esclandre dans un bar pour se faire emprisonner aux côtés de Frenchy et participera même à diverses activités criminelles afin de trouver l'homme qu'il traque. Entre les politiciens véreux qui attendent l'heure de leur pendaison et les tenants du "parti de l'ordre" prêts à fêter leur victoire par un lynchage, la différence est bien mince. De toutes les collectivités qui apparaissent dans L'Ange des Maudits, la moins haïssable est encore celle des vieux pionniers sentimentaux évoquant la légende d'Altar Keane. Les flashbacks qui surgissent alors ouvrent sur un registre plus chatoyant. Jouant avec le mot lui-même, Lang les conçoit comme des réminiscences d’autres films, des retours sur le passé du cinéma. Si la séquence du cabaret ne peut manquer de rappeler la Marlene Dietrich de L’Ange Bleu ou de Cœurs Brûlés, la promenade dans la rue de Frenchy et Altar active un souvenir de La Chevauchée Fantastique tandis que l’amie alcoolique qui se tient au piano fait écho à l’enquête sur le citoyen Kane — au nom si proche de celui de Keane — qui reposait pareillement sur la transmission d’un mot énigmatique par un mourant. En fait, cette excroissance ménagée au cœur du récit est étroitement solidaire des chapitres plus dramatiques qui l'enserrent : Altar est elle-même une pièce maîtresse du jeu et tout ce qui est présenté d'elle au cours de ces quelques scènes (sa gloire, son désir d'indépendance, sa vulnérabilité sentimentale) servira à nouveau, mais cette fois contre elle, dans la mise en scène à laquelle Vern l'assujettira. Le lien entre Altar et Frenchy y atteint son essence idéale, chacun se reconnaissant voué à l'autre par la prise de conscience d'une profonde affinité avec celui-ci. Désormais ils imposeront leurs propres règles et concrétiseront leur rupture avec la société par l'acquisition d'un ranch, refuge idéal pour tous les outlaws en fuite et prospère entreprise vivant du crime des autres.


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Débute alors la troisième partie du film, où vont s'établir des relations triangulaires complexes entre Altar, Vern et Frenchy. Pour obtenir l'identité de celui qu'il recherche, Vern doit se servir d'Altar comme il s'est déjà servi de Frenchy afin de parvenir en ce lieu. Pour Altar, Vern par son ingénuité est un rappel de Frenchy, ravivant en elle la nostalgie de sa grandeur éteinte. Pour Frenchy, Vern se présente à la fois comme un concurrent sur le terrain qui a fait sa célébrité et comme un rival possible en amour. Le monde préservé de "Chuck-A-Luck" risque à tout instant de s'effondrer (ainsi que, plus tard, celui de Moonfleet sous les yeux de Jeremy Fox). La pureté d'intention initiale de Vern s'est graduellement altérée, et il apparaît désormais comme un agent corrupteur. L’écharpe verte qu’Altar fait glisser de sa robe pour enlacer le cou des hommes ou de son amant dit ce qui unit la joyeuse compagnie. Mais elle révèle simultanément ce qui causera la fracture : la broche épinglée du regard par Vern, éclair qui illumine et consume à la fois. À une organisation causale rigoureuse se superposent un certain nombre d’itérations par lesquelles les événements déclinés une première fois se reproduisent postérieurement sous une forme dégradée : ainsi le baiser de Vern à Beth sera-t-il la dernière manifestation d'amour qu'il connaîtra, celui donné à Altar n'en étant qu'une grimaçante parodie. On pourrait ici parler de dépravation irrémédiable si cet univers était moralement défini et orienté. Mais il n'existe pas de telle polarisation dans le monde langien, que domine la seule nécessité. Comme chez tous les grands architectes, la vision éthique s'exprime par une dynamique : le "contenu" moral, dans la mesure où il est possible d'employer ce terme, est entièrement défini par la structure de l'œuvre. La question de la légitimité de la violence, qu'un autre cinéaste ne manquerait pas de poser dans un tel contexte, est purement et simplement escamotée, tout jugement s'avérant impossible tant les données de base (le tueur, le vengeur comme figures opposées) se sont progressivement modifiées.


La musique, le jeu, le troc de l’or et de l’argent, le Technicolor bariolé ne visent pas ici à recréer une page historique de l’Ouest. Semblable aux trucages, au faux plancher, aux coulisses du saloon où travaille Altar, le film manifeste visiblement qu’il compose avec les puissances de l’illusion. Si les séquences en extérieur se déroulent ostensiblement devant des transparences, les images assurant l’entrée en scène d’Altar sont tout aussi frappantes : Marlene Dietrich, affublée d’une chevelure excessivement jaune et d’une robe d’un rouge criard, est juchée sur le dos d’un homme pour une course que seule la tricherie lui permet de gagner. Toute cette histoire assemble une Americana d’artifices et de poésie, tempérée d’ironie, dont le ranch interlope est le parfait emblème. Le groupe électif qui le constitue en lieu clos accentue sa coupure d’avec le reste du monde. On y accède par une passe secrète dans des escarpements rocheux de carton-pâte. Cet Eldorado, c’est le genre du western en ses possibilités d’actualisation toujours renouvelées, dont les miroitements sont soulignés par la magie de la ballade. Et cette femme forte qui attire les hommes, les guide, les manœuvre, les damne et les sauve, c’est celle qui a hanté la vie de Fritz Lang, celle qui fut son coup de chance et sa malédiction, celle à qui il sacrifia tout et qui le sacrifia tout entier. La résignation atténue toutefois le personnage triomphant de la femme fatale, qui ne mène plus les hommes à leur perte : elle se place sur la trajectoire de la balle qui était destinée à son vieil amant. Que de douleurs se transformant en beauté par le canal d’une écriture ferme et précise ! Ce qu’on prend pour du mépris est l’expression d’une tristesse écorchée camouflant pudiquement ses blessures. Cette retenue, qui est également l’insigne de la mise en scène, sans clinquant ni cris ou hurlement, sans ces sombres fureurs que parfois l’on admire tant, émane d’un artiste définitivement seul et qui ne peut, sans se trahir, renier sa solitude. "On n’a pas beaucoup d’amis quand on tire vite", dit Frenchy. On n’a pas beaucoup d’amis quand on a du génie. L’Ange des Maudits, c’est la chanson de geste de l’homme de qualité.


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Thaddeus
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le 11 nov. 2019

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