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Le passage d'une année. Les quatre saisons. Des journées claires, ensoleillées, lumineuses. Des nuits froides et sombres. La pluie. La neige. Des brumes matinales. Un bébé naît. Des ouvriers chantent. Des enfants rient d'un simple d'esprit. Une fillette vole des bûches à un voisin. Un gros garçon mouille son lit. La moisson. La fête. Le pain. La soupe. La polenta. Le vin. Les prières. Et pendant tout ce temps, les cloches de l'église sonnent, toujours proches. Tout cela remplit les trois heures de L'Arbre aux Sabots, Palme d’Or à Cannes en 1978. Bien qu'elle n'offre ni grande histoire d'amour, ni voyages téméraires, ni guerres, ni morts (sauf celles d’une oie et du pauvre cochon), cette chronique d’une petite communauté de paysans lombards dans une ferme-forteresse, à la fin du XIXème siècle, réussit sans effort à toucher l'essence de l'expérience humaine. De manière directe, objective, et pourtant compatissante, elle met sur l'écran la grande, dure et réelle aventure qui consiste à vivre et à survivre de jour en jour et d'année en année, la lutte des gens ordinaires partout dans le monde. Robert Flaherty, malgré toute son intégrité, n'avait pas échappé à la tentation de romancer son matériau. Même la trilogie d’Apu de Satyajit Ray n'atteint pas tout à fait l'ampleur et la précision ethnographique d'Olmi. Peu de films parviennent comme celui-ci à persuader le spectateur qu'il était présent lorsque l'action s'en est déroulée. La trajectoire à rebours, vers les racines culturelles balayées par le prétendu progrès et plus ou moins effacées par l'histoire officielle, ne suit nul chemin déjà tracé par le cinéma. D'abord parce que son auteur n'est pas intéressé par les grands symboles d'une époque (comme Bertolucci), ensuite parce qu'il ne veut ajouter aucun schéma visant à ennoblir la haute bourgeoisie (comme Visconti). Ce qu'il recherche avec une ténacité pointilleuse, en puisant dans ses souvenirs familiaux, c'est la vie et le terroir de ses ancêtres, leurs rites, leurs mythes, leur piété, c’est une communion mystique avec eux. Il filme les récits d’une mémoire collective pour composer l’histoire des peuples.


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La valeur de L'Arbre aux Sabots tient à la contradiction, ou du moins à la tension, entre ses aspects véristes et son mouvement poétique. L'usage du parler bergamasque est évidemment dicté par la volonté d'être fidèle à la réalité. Mais Olmi ne tombe jamais dans le piège de la reconstitution, qui fait de l'artiste le serf de l'historien, puisque celui-ci veut à tout prix exhiber ce qu'il a eu tant de mal à retrouver. Aucun attendrissement suspect n'entoure ici les vieux pressoirs ou les manèges à battage ; le mobilier n'est même pas très rustique. Le seul archaïsme réside dans l’emploi d'une sorte d'araire pour un grand labour, alors que la charrue Brabant est apparue au début du XIXème siècle. Les fermiers récoltent les cultures ensemble, ils prient ensemble, ils travaillent et se battent ensemble pour attendrir amoureusement leur terre aride. Les femmes s'accouchent mutuellement, et c'est ensemble que les enfants jouent dans la cour. Le curé, le propriétaire indifférent et son fidèle intendant aux yeux ronds, la mère supérieure et quantité de personnages mineurs sont dessinés avec le même bonheur. Tout de patience, de résignation, de courage quotidien, ces visages pourraient avoir été peints par Le Nain et semblent venir du fond des âges. Les bleuités mystiques du paysage de neige insaisissables dans l’immanence, la révolte d’une haridelle contre le maître qui la bat, la soirée au coin de l’âtre dans les maisons de torchis, l’émoi secret d’une jeune fille ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle : autant de séquences qui s’enchaînent et se fondent en une sorte d’art visuel de la fugue, fruit d’une science consommée du contrepoint. Les images s’éploient avec la sûre lenteur de la sève montant dans les végétaux. Et il est toujours rassurant qu’au-delà des fureurs séculières, de telles plages d’éternité accueillent les contemplatifs.


Si le film ne s'intéresse guère à la lutte des classes, il présente une critique du métayage, de nature idéologique et d'allure balzacienne, qui rend les paysans voleurs, méfiants et dissimulateurs, qui fait de leur existence une perpétuelle garde à vue, les maintient dans un état de dépendance insupportable, et est finalement plus favorable à la généralisation de la tricherie qu'à la progression des rendements. On comprend pourquoi Olmi n’a pas fait appel à des acteurs : la clarté que Rousseau avait remarquée dans l'élocution des agriculteurs, il l'a reconnue dans leurs gestes. La veillée où les lumineux épis de maïs volent à travers la pénombre, la façon dont un fermier laisse là l'épandage du fumier quand on lui annonce que sa femme est en couches, transmettent mieux la joie ou l'anxiété que ne le ferait une mimique. Parce que l'aire du faucheur n'est ni déterminée ni resserrée comme celle de l'électricien ou du mécano, la moindre modification du mouvement des paysans en accentue la forme et se charge de sens. Ainsi quand le vieux ladre suspend l’action de passer la sous-ventrière de son cheval, on sait qu'il a perdu son écu. Toute manifestation peut être considérée comme une mensongère hyperbole ; il convient donc de laisser les choses se déclarer, au lieu de les déclarer. Dans cette société, la naissance ne va pas de soi ("encore une bouche à nourrir", dit Battisti) car elle confronte de façon brutale à l'origine des hommes. C'est pourquoi les deux adolescents, qui doivent assurer l'avenir, la perpétuation de l'innocence du groupe, adoptent-ils un enfant qu'ils vont chercher, en péniche, au couvent de Santa Caterina à Milan, où attendent les petites créatures couchées dans des lits alignés, ou bien portées par des religieuses qui ne semblent faire que cela. Arrivent alors deux anges : Maddalena et Stefano. Ils repartent avec un petit orphelin, peut-être un "fils de prince". À cet instant, c’est comme si Olmi retournait au merveilleux, là où les images n'ont ni origine ni fin.


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Nul besoin de partager les idées religieuses du cinéaste pour s'identifier avec sa spiritualité. Et d'une certaine manière, il n’est pas absurde de considérer l'attitude de l'Église dépeinte dans le film comme coercitive et paternaliste. La dimension politique de L’Arbre aux Sabots est claire bien que constamment implicite, jamais discutée mais toujours présente. Les fermiers ne semblent pas conscients de l'iniquité du contrôle cynique qu'exerce le bailleur agricole sur leur vie. La subordination au patron, auquel on doit verser en tribut, selon un vieux privilège, deux tiers de la récolte, n'est pas contestée ; c'est une injustice "naturelle" parmi tant d'autres dans une condition apparemment éternelle. La misère est là, si présente, si obsédante, que son scandale n'a pas besoin d'être dénoncé par des discours. Chaque catastrophe privée ou publique déchaîne non la protestation ou la prise de conscience, mais le rosaire et la litanie. Tant de beauté outragée, d’innocence profanée pour le profit font de ce film tout de grâce un long cri de révolte que la nostalgie voile à grand peine. S’il ne perturbe pas l’ordre des lieux, le social commence néanmoins à faire entendre les premiers échos de ses luttes. Mais les fermiers ne sont pas encore prêts à les écouter et à les comprendre. À Milan où tonnent les canons du Général Bava Beccaris, les jeunes époux ne verront que les allées et venues de chevaux au galop et de gens courant dans toutes les directions. Pour combien de temps l’unité paysanne va-t-elle pouvoir rester à l’extérieur du courant de l’Histoire ? Le fleuve vient en fait d’établir un premier trait d’union. Au centre du récit et de manière significative se trouve en effet le futur citoyen éduqué du XXème siècle, le petit Minek. C'est pour lui permettre d'aller chaque jour à l'école que son père est forcé d'abattre l'arbre, accomplissant ainsi l'acte qui cause l'expulsion de la famille. On peut d’ailleurs discerner dans le final une discrète allégorie de l’Homme chassé du jardin d’Éden par un Seigneur sourcilleux déléguant l’Ange de la colère : sa chute dans l’Histoire et la fuite sur un chariot, loin, dans l’ombre qu’éclaire une faible chandelle… Il y a chez Olmi quelque chose de sacré, comme le souligne le recours occasionnel à Bach. Malgré tout son scepticisme de citadin athée, on ne peut qu’être ému par l'harmonie adamique de ces existences, de leur rapport inévitable avec Dieu, la terre et les éléments. C'est cette harmonie qui anime le réalisateur lui-même, qui lui permet de narrer son histoire de manière si véridique, si sincère, si dépourvue de sentimentalité, et avec tant de chaleur, d'humour et de transparence.


Olmi remet donc au présent de la vie agreste, une vie éprouvante, arbitraire, cruelle mais qui avait un sens, l’homme étant près de la nature, vivant avec elle, par elle, pour elle. À l’époque du bulldozer qui, en une journée, bouleverse un paysage, il montre le travail patient du cultivateur penché sur le sol pour sa peine mais aussi pour la joie incomparable d’en faire sortir une plante, belle et forte. Comme le vieil Anselmo qui se lève la nuit pour mettre de la fiente de poules à l’endroit où il a semé ses tomates et leur permettre ainsi de mûrir avant les autres. Comme la veuve qui demande une grâce pour sa vache malade, croit en l'intervention divine et l'obtient. Ce film rude et noble a l’âpreté de la terre où puisent ses racines, la dignité des paysans qui en sont les héros. Si le prêtre fournit dans ses sermons un système essentiel de valeurs et d'espoirs qui cimentent la communauté, l'orateur réformiste qui parle sur la place du village dans une langue apprêtée et lointaine est destiné à lui rester étranger. Le vrai miracle du film est la limpidité formelle des épisodes séparés, parfaitement intégrés à l'ensemble. La narration est comme soudée dans un souffle néo-classique, aux accents virgiliens. Olmi adopte la position de ses concitoyens qui se retrouvent, le soir, pour raconter et entendre des histoires entre le fantastique et le vécu : il a le plaisir du conteur authentique, il respecte et aime tous ses personnages, depuis l'idiot en quête de charité jusqu'aux deux amoureux timides osant à peine s'approcher. Mais il n'a pas d'illusion sur le fait de s'isoler dans cette évocation du passé ; ce que l’on a perdu, on le retrouve seulement en creusant dans sa mémoire. Véritable adieu du cinéma italien au néoréalisme, cette œuvre superbe et poignante enseigne avec ainsi quelle difficulté l’on peut connaître son héritage, et l’accepter pour prendre en main son avenir.


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le 5 juil. 2015

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