De l'équilibre du décor au déséquilibre des corps

Tout L’Enfant Secret se tient dans la blessure au visage arborée par Jean-Baptiste dans le taxi qui le ramène chez lui : en forme de T, cette entaille cristallise deux polarités entre lesquelles naviguent, sans ne s’en rattacher à aucune, les personnages. Le T est la lettre du juste milieu entre le jour et la nuit, la vie et la mort ; il pourrait ainsi symboliser l’état que doit constamment affronter le consommateur de drogues, pris d’un louvoiement continu sans parvenir à distinguer ce qui relève de la réalité de ce qui relève de la fiction. Intervient d’ailleurs une mise en abyme du film lui-même par la réalisation d’un long-métrage au sein du récit, brisant un mur, ouvrant une fenêtre par laquelle Philippe Garrel observe sa propre existence et ses propres tourments. Du T, nous passons au visage de Jean-Baptiste dont la partie droite est plongée dans le noir alors que la gauche capte la lumière ambiante. Du visage face caméra vient ensuite le profil, soit une tête coupée (qui perpétue l’idée messianique de saint Jean-Baptiste, d’un amant rédempteur dont l’amour pourrait extraire de la douleur). Du profil, nous passons alors à des corps qu’obstruent des feuillages, des lits, des portes. Des corps désunis. Nous ne les voyons qu’imparfaitement. Il y a toujours une porte qui vient séparer les personnages, les contraignant tantôt à se délier l’un l’autre tantôt à les ancrer dans la pénombre extérieure : ainsi, un plan magnifique rejette la silhouette féminine devant un portail vitré qu’elle découpe en deux battants identiques.


L’Enfant Secret confronte l’équilibre des formes au déséquilibre psychique que subissent les amants : des crises aux électrochocs, de l’amour à la jalousie. Les seuls retours à la conscience s’orchestrent par le prisme de l’enfant qui apparaît dans ses séquences balbutiantes, à l’imagerie fugace et fragile. L’enfant accède donc au statut de secret, n’est présent à l’écran que peu de temps mais obsède les protagonistes. Nous ne savons jamais si l’image suit son rythme normal ou subit une pause momentanée, rapportant ainsi à la perfection les altérations de la perception suite à la consommation de substances hallucinogènes.


Voilà ce qu’est L’Enfant Secret : l’hallucination tragique d’une romance impossible où l’on s’aime on se quitte, on se perd on se retrouve. Une balle de revolver dans la main, un cri lancé en guise d’ouverture : « vive l’anarchie ». De même, le piano accompagne les tribulations de notre trio avec une discordance croissante. Garrel signe une œuvre qui n’arrive jamais à trouver l’équilibre des forces, une œuvre dans laquelle tout est destiné à se manquer, à échapper. La clausule consacre alors l’approche revendiquée par le cinéaste : sa caméra est placée derrière la vitre d’un café, rapporte à la fois la fiction romantique sur fond de rédemption chimérique – la dernière phrase prononcée, « Ne me laisse pas, Jean-Baptiste », semble adressée à un ange – et sa cassure via un retour à la réalité, l’envers du décor. Incarnation sublime de ce qu’est une caméra, de ce qu’est le cinéma, en somme : l’art de produire des fictions à partir de segments existentiels, de morceaux de vie(s). Grandiose.

Créée

le 4 sept. 2019

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