Des clous, Bergman qui parle suédois, des sous-titres, mais surtout, un générique noir avec des noms blancs. Le film est pas commencé. On est donc d'emblée mis devant le fait accompli : le cinéma est une construction, des planches qui tiennent ensemble parce qu'on a pris soin de les marteler. Déjà, l'illusion est détruite et on interroge le média, l'image. On encore rien vu qu'un des thématiques s'impose, fracassante (effet de manche) : le regard et sa crédibilité.

L'heure du loup, c'est Johan et Alma Borg qui s'isolent. Johan est malade, il veut la solitude. L'île rocailleuse et stérile sur laquelle le couple s'installe semble donc toute indiquée. Il fuit le monde parce qu'il a des hallucinations. Il recherche un équilibre. Et puisqu'Alma dit tout ça directement à la caméra, elle nous fait une confidence en nous parlant de ce qu'elle a vécu et qui semble encore la tourmenter malgré le fait qu'on la rencontre bien après les événements (flash-backs, oh yeah)

Johan est déjà déconnecté à la quatrième scène quand Alma l'embrasse. D'ailleurs, toutes les démonstrations de tendresse entre eux sont forcées. Le jeu est exagéré, comme si Bergman avait cherché à illustrer la nécessité de l'affection malgré ce qu'elle a de mécanique. La tendresse est forcée parce qu'elle est un ancrage dans le réel et qu'elle doit s'agripper à un mari qui s'efface pour espérer le saisir (la scène où Alma fait les comptes est aussi porteuse de la psychose du bonhomme, même si l'optique est plus pratique).

La santé mentale de Johan est compromise. Il est incapable de contrôler ce qu'il dessine (il est peintre, "l'Artiste", mot qui est presque une insulte dans le film) ; déjà, la psychose prend le contrôle de son crayon : une femme sans visage, un homme-oiseau lié à La flûte enchantée (et plus tard, des oiseaux menaçants qui me rappelle Hitchcock avant même que j'ai eu la chance de voir un de ses films, c'est dire). L'art est infecté et l'intention, détruite. Bientôt, des gens lui apparaissent. Sont-ils là ? On ne sait pas. Pour lui, oui et il semblerait que pour sa femme aussi, mais on en aura jamais la certitude. Ainsi, on rencontre le propriétaire du château, ses amis/invités et sa famille, une vieille dame qui dit à Alma de lire un journal intime qui lui fait prendre conscience du trouble de son mari. L'île comme cocon est par conséquent un échec parce que des gens qu'on suppose être réels y vivent.

Aussi, on apprend que Johan est insomniaque, que la nuit lui est terrible, probablement depuis ce soir où l'intérieur d'un garde-robe l'a terrifié après que ses parents l'y aient enfermé on ne sait trop pourquoi. La nuit est terrible et le silence aussi (chrono a l'appui, Bergman le filme et c'est interminable).

Johan voit alors qu'il peint une femme qu'il a déjà aimé : Veronika Vogler ; frappe un homme qui le suit de trop près ; est invité au château une première fois avec sa femme. Là, on se rend compte du malaise vécu par le personnage de von Sydow. Les gens parlent et rient trop fort. Il est pas à sa place dans cette cacophonie-là. Après, un spectacle de marionnette (la flûte enchantée) et c'est là que préfigure le rôle de Johan, acteur dans une pièce dirigée par ses démons ; mais c'est aussi là que Bergman choisit de nous redire qu'il tire les ficelles. Le texte fait toujours référence à la nuit. Johan y est perdu, il cauchemarde. Ce qu'il a dans la tête est insupportable. La nuit le bouffe, le contrôle.

Puis Alma, aussi, qui est obsédé par l'idée de l'unicité du couple. Elle se demande tout le temps si, à force de vivre avec quelqu'un, on finit par être comme lui, par penser comme lui, par voir comme lui, par être ridé comme lui. Devenir l'autre à cause de son état d'esprit maladif. C'est la question que Bergman reposent en toute lettre à la fin du film. Mais pourtant, Alma reste, même si elle est morte de peur parce qu'elle aime Johan, parce qu'elle sent qu'elle seule peut le retenir, l'empêcher de se briser complètement. Au fond, l'inconfort d'Alma grandit en la présence de son mari à mesure qu'il se détériore parce qu'elle sent que son importance diminue à ses yeux. Ça l'attriste beaucoup. Y'a aussi une sombre histoire de jalousie, l'idée d'être délaissée par l'homme qu'on aime pour un fantasme fantomatique donc l'existence même est compromise. La femme en chair et en os peut qu'être vulnérable devant une idée de la femme, une conception attachée à un souvenir qui resurgit après des années.

Vers la fin, on retourne au château : il sinistre et vide. Les gens de la première fête apparaissent un à un et chacun tient a rappeler à Johan que Vogler l'attend. C'est le destin et Johan est plus en état de comprendre que son libre-arbitre a disparu. Avant qu'il puisse la retrouver, l'homme-oiseau le maquille. Il est lui-même sans être lui-même. Il est devenu un clown pour amuser la galerie. "Vois ce que tu veux voir" et une porte sort de nulle part. Il entre, Vogler est sous un drap ; elle est morte et attend que Johan la ressuscite. C'est là tout le pouvoir de ses hallucinations parce qu'en enlevant le drap et en touchant cette femme, Johan lui donne la vie, mais il s'obéit plus : il est une marionnette. Et ils eurent beaucoup d'enfants, mais devant des fantômes moqueurs : c'est l'humiliation ultime qui brise l'homme, homme qui demande au spectateur ce que reflètent les éclats de son miroir avant de finir de sombrer.

L'heure du loup est un film assez dense et je trouve mon entreprise bourbeuse et vaine maintenant, mais je tiens à dire que tous les éléments du film servent l'oppression : les longs silences, la musique discordante aux moments clefs, les dialogues (excellents), etc, etc.

Alors pourquoi 7 ? Tout simplement parce que je me suis ennuyé à quelques reprises. Entre autres, le coup du chronomètre, qui est bien symbolique et pas dénué d'intérêt, mais qui pèse. On grince un peu, mais je suppose que c'est par manque d'habitude.

Définitivement un film intelligent sauf qu'il peut agacer et puis il y a quelques longueurs (habitude, bis). Je sais que ça fait pas très sérieux comme grief, mais c'est tout ce que j'ai sous le chapeau. C'est aussi censé être un film d'horreur, mais même si ce côté-là fonctionne mal, c'est pas un problème en soi (en fait, il montre bien l'horreur, mais il l'a fait pas ressentir, mais vive la psychologie au cinéma). Les acteurs sont bons, même si par moment, j'ai eu l'impression d'accrocs dans le ton des personnages, comme si le suédois brouillait l'intention (interrogative, exclamative et tralala) du langage. C'est n'importe quoi, mais j'ai eu ce sentiment parfois, le sentiment bizarre de l'intonation problématique qui détruit l'assurance des mots. Tout de même, un pouce levé pour Ingmar, qui fait du cinéma une psychose (?).
Megillah
7
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le 29 déc. 2010

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