Comme dans toute forme d'art, l'histoire du cinéma contient de nombreuses œuvres qui sont, pour une raison quelconque, négligées et sous-estimées. L'inconnu est certainement l'une de ces œuvres, il s'agit, sans hésitation, d'un chef-d'œuvre très moderne pour son temps.


Browning est surtout connu pour Dracula (1931), l'un des premiers grands films d'horreur et Freaks (1932), film culte et réprimande directe à l'exploitation d'humains souffrants de malformations par Hollywood, le cinéma, le cirque et d'autres formes d'art. Pourtant, avant ces deux succès, Browning avait déjà fourni plusieurs films intéressants, mais peu connus, le meilleur d'entre eux étant certainement L'inconnu.


Ce délire, rempli d'amour fou - dans les faits un mélodrame froid, vraiment troublant et envoûtant - est ce que le cinéma se doit d'être dans sa forme la plus pure: Une suspension de la croyance dans une histoire qui défie toute logique et où seules paraissent vraies les émotions profondément humaines.


Pour parler un peu de l'histoire de ce film:


Dans les grandes lignes, il s'agit d'une relation amoureuse triangulaire entre un personnage féminin et deux masculins, sur fond d'intrigue policière. Alonzo, le principal personnage masculin, le héros du film, se fait passer dans un cirque pour un lanceur de couteaux qui n'utilise pas ses bras, prêt à tout pour échapper à son passé, et par amour pour Nanon, son assistante, une femme qui ne supporte pas le toucher d'un homme, il va aller jusqu'à se mutiler, s'amputant réellement les bras, avant de découvrir que tous ses efforts ont étés faits en vain, car Nanon tombe amoureuse de l'homme fort du cirque, suite à quoi il va peu à peu sombrer dans une folie meurtrière et passionnée...


La grande force de Browning réside dans sa capacité à tirer des performances mémorables de ses acteurs et dans son souci de créer un monde crédible malgré les absurdités de montage de l'intrigue et le monde dans lequel vivent ses personnages. Il aime à montrer au public les fantastiques possibilités du cinéma. Bela Lugosi a d'ailleurs livré sa meilleure performance dans le Dracula de Browning. Ce réalisateur a une vraie sympathie pour son matériel, et le film, bien qu'encastré dans un expressionnisme statique, regorge de vignettes cinématographiques remarquables qui le rendent inoubliable. Pensez au discours de Lugosi dans Dracula, ou l'imagerie frappante et affinée du décor minimaliste de Frankenstein.


Ce sont ces compétences qui font également de The Unknown un grand film. Le film repose sur une performance finement équilibrée de Chaney pour réussir. Sa fascination pour les clowns n'y est peut-être pas étrangère, en effet, il a toujours dit être fasciné par la dualité potentielle de leurs personnages. C'est ce qu'il a mis en évidence dans son jeu, en particulier dans L'inconnu. Alonzo est rempli de haine, c'est une créature redoutable qui a une passion dévorante et obsessionnelle pour son assistante. Chaney est l'acteur parfait pour afficher une interprétation crédible de la psychose envers le monde et de l'émotion ressentie pour Nanon. Il est souvent nécessaire de faire les deux dans la même scène sans nuire à chaque aspect de sa performance.


Pour la scène de l'amputation, on a besoin de ressentir de la compassion pour Alonzo, de comprendre sa motivation, l'horreur de ce qu'il est en train de s'infliger, et une fois que la scène est terminée, ce qu'il vient de se faire subir ne fait effet sur nous, spectateur, que si l'on sympathise avec le personnage, même si paradoxalement, il est un voyou détestable, indigne de notre compassion. La scène où Nanon demande à Alonzo s'il est plus mince, avant la divulgation de son amour pour l'homme fort, est teintée de perversité, la peur, l'incompréhension et la douleur extrême suintent littéralement et s'enserrent autour du spectateur comme un serpent autour de sa proie.


L'inconnu est un film vraiment horrible psychologiquement, qui nous emmène dans les recoins les plus sombres de la psyché humaine. Tous les personnages sont des êtres simples qui sont poussés à l'extrême par leurs émotions: Le propriétaire du cirque intimidateur, l'homme fort aimé de tous (surtout de ces dames), Nanon, la jeune assistante attirante de par sa fragilité et sa crainte des hommes, et Alonzo, oscillant entre obsession et haine.


Browning affiche une originalité dans la narration qui reste fraîche même après plus de 80 ans. Il construit les différents volets de narration dans un travail diablement bien mené, qui entre en résonance de par l'impact de ses éléments entre eux, par des liens de cause à effet, créant une expérience émotionnellement puissante. L'utilisation des bras du héros est parfaitement intégrée dans le traitement du personnage et constitue une histoire dans l'histoire elle-même, traitant subtilement avec sa psychologie, et les nombreux paradoxes qui en découlent, comme un homme avec onze doigts, qui se cache comme un monstre sans bras, ou encore Nanon, qui n'atteint la délivrance émotionnelle que lorsqu'elle tombe amoureuse d'un homme pour le moins superficiel, autant dans sa forme que dans son fond, et Alonzo, qui ne se rend compte que son amour est futile qu'une fois qu'il a perdu ses bras.


Browning semble bien connaître le milieu du cirque, sa connaissance de ce milieu enrichi plusieurs de ses films, comme Freaks et The Show (1928), sans oublier bien sûr L'inconnu. Alors que le fond du monde du cirque est traité relativement rapidement dans ce film, beaucoup de petits détails nous sont montrés, comme le jeu d'ombres sur la toile de carnaval lorsque l'homme fort tente de séduire Nanon, ceci sans doute pour apporter une texture supplémentaire à l'image. D'autres détails, tels que le rituel funéraire tzigane, ajoutent de la profondeur à la représentation de la vie du cirque. Browning nous montre ce monde sans y porter de jugement, car la vie gitane que l'on voit ici va à l'encontre de la représentation stéréotypée des minorités ethniques par Hollywood.


Browning comprend bien l'attraction du public à cette image de la face sombre de la vie de carnaval, cachée par la mascarade de la gaieté. Ses héros ne sont pas attractifs et glamour dans la plupart de ses films, mais sont plutôt ces êtres illégitimes, normalement cachés à notre regard et traités de manière condescendante, voilà ce qui fait la force de son cinéma.

Schwitz
8
Écrit par

Créée

le 30 oct. 2016

Critique lue 407 fois

Schwitz

Écrit par

Critique lue 407 fois

D'autres avis sur L'Inconnu

L'Inconnu
humta
8

Faux-semblants, foi et cruauté

SPOILER Le regard de Browning, connu pour son étonnant Freaks, nous rappelle toujours qui nous sommes et qui nous ne sommes pas, humanité et monstruosité (ou son inverse), qu'il s'agisse de la chair...

le 5 juin 2015

12 j'aime

1

L'Inconnu
Cinemaniaque
9

Critique de L'Inconnu par Cinemaniaque

Bien qu'il soit plus connu aujourd'hui pour son Dracula avec Bela Lugosi et, surtout, son Freaks, Tod Browning était un cinéaste ayant plus d'un atout dans sa manche. The Unknown est probablement son...

le 20 nov. 2011

12 j'aime

1

L'Inconnu
Morrinson
8

"All my life men have tried to put their beastly hands on me... to paw over me. ...

... I have grown so that I shrink with fear when any man even touches me."Tod Browning, une passion. J'adore son style, j'adore les thématiques récurrentes de ses films, et j'adore comment tout cela...

le 9 nov. 2023

6 j'aime

Du même critique

L'Année de tous les dangers
Schwitz
8

Critique de L'Année de tous les dangers par Schwitz

L'impuissance de l'observateur passif, et de ceux qui ne possèdent pas le pouvoir, tel est le sujet cliniquement disséqué dans ce drame à la puissance évocatrice impressionnante signé Peter Weir...

le 13 mai 2017

5 j'aime

La Foire des Ténèbres
Schwitz
7

Critique de La Foire des Ténèbres par Schwitz

Something Wicked This Way Comes est un film produit durant une période bien précise dans l’histoire de Walt Disney Pictures, située entre la fin des années 70 et le début des années 80, une période...

le 13 mai 2017

5 j'aime

1

Les zombies font du ski
Schwitz
6

Critique de Les zombies font du ski par Schwitz

A travers l'histoire, le mythe du zombie fut traité de bien des manières, que ce soit dans les romans graphiques, le jeu vidéo, le cinéma, ou encore la télévision. Si la plupart des puristes amateurs...

le 16 juil. 2017

4 j'aime

2