Une volonté, je pense, de réhabilitation du peuple allemand

Le film n'est évidemment pas que ça, mais en racontant les années de formation d'un grand peintre contemporain, c'est aussi, me semble-t-il, ce que cherche à faire Donnersmarck : un plaidoyer pour l'âme allemande, plaidoyer que, pour ma part, je n'ai pas trouvé aussi lourdingue que ça. Il transparaît dans cette fresque historique embrassant presque trois décennies (1938-1966) et montrée via, principalement, les yeux de Kurt Barnert (une représentation à peine déguisée du peintre Gerhard Richter), dont la vocation naît à six ans, lors d'une exposition de peinture sur "L'Art dégénéré" (l'Allemagne est alors sous régime nazi) que sa jeune tante Elisabeth l'emmène voir à Dresde (Saxe) en 1938, alors que s'exacerbent les tensions annonciatrices de la Deuxième Guerre Mondiale.
On suit Kurt Barnert en pointillés de six à trente-quatre ans, de ses tout premiers dessins à sa première exposition et consécration nationale et internationale. On traverse avec lui trois grandes périodes : le nazisme (jusqu'à son écrasement en 1945), le communisme (Kurt vit en Allemagne de l'Est à Dresde, puis Berlin-Est jusqu'à la mi-1961) et le libéralisme (il passe à Berlin-Ouest quelques semaines avant l'érection du mur de Berlin et vivra ensuite à Düsseldorf en Rhénanie-du-Nord).
Le titre du film est à la fois ironique (c'est une antiphrase, car tout le film clame que l'oeuvre de Barnert / Richter découle de ce qu'il est, de ce qu'il a vécu) et un peu anecdotique, car suivre, et s'interroger sur, l'éclosion de l'oeuvre de celui qu'on peut considérer comme le plus grand peintre allemand actuel n'est pas la seule ambition de Donnersmarck.
Via le grand artiste (interprété de façon gentille mais un peu pâle par Tom Schilling) et à son côté, c'est le peuple allemand que le réalisateur de La Vie des autres (Oscar 2007 du meilleur film en langue étrangère) fait vivre, décrit dans ses dimensions les plus noires comme dans celles les plus nobles et c'est, semble-t-il, l'image de son pays qu'il cherche une fois encore à laver de la tache nazie, comme si cette atroce et lamentable page d'histoire n'était pas tout à fait tournée.


Ces presque trente ans d'histoire (d'un peintre et, via lui, d'un peuple) sont racontés avec brio et conviction. Donnersmarck a un don pour faire vivre certains personnages avec une grande intensité : la tante Elisabeth de Kurt, au destin tragique, est extrêmement touchante, la scène où elle est arrachée à sa famille et celle où elle se heurte au professeur Seeband sont terribles et ce dernier, personnifié de façon glaçante par Sebastian Koch, fait froid dans le dos. Seeband, c'est le personnage dérangeant du film, un médecin SS dans toute son horreur... et pourtant, tout n'est pas complètement à jeter en lui : gynécologue de grand talent, il sauve dans des conditions rocambolesques la vie d'une femme + celle de son bébé et... c'est ainsi qu'il sauve la sienne, au temps de la RDA.
Donnersmarck a aussi un don pour décrire et/ou dénouer certains épisodes brûlants (par ex., quand surpris au lit, dans la chambre de sa "copine" Ellie, par le retour inattendu des parents de celle-ci, Kurt se jette nu par la fenêtre et... ce qu'il s'ensuit : pour lui, la rencontre dans le plus simple appareil avec la mère d'Ellie et pour nous, la découverte de qui est le père de celle-ci) ou historiquement dramatiques : l'évocation, en quelques images, quelques minutes, des bombardements alliés de février 1945 qui incendient et ravagent complètement la ville de Dresde, est scotchante, fantastique.


Le film, on le sait, est en deux parties. Personnellement, j'ai préféré la première, plus centrée sur une fresque historique effroyable mais passionnante. La seconde s'intéresse davantage à l'itinéraire artistique de Barnert / Richter et particulièrement quand, arrivé à Düsseldorf, il cherche sa vraie voie artistique, à être, bien au delà d'un peintre de commande, ce qu'il est, l'idée qui l'exprimera dans son originalité de personne et de peintre. Puisque Kurt Barnert est, de façon à peine voilée, Gerhard Richter (peintre aujourd'hui célébré et sans doute immensément riche), on sait bien sûr qu'il y arrivera au delà de ses espérances et sa recherche puis réussite artistique m'a, de ce fait, semblé un peu trop facile ou téléphonée (ça n'est que mon ressenti).


C'est un film-fleuve, il y aurait donc encore mille choses à en dire. J'ajouterai, en vrac, que Ellie (la "copine" puis femme de Kurt) que joue Paula Beer est superbe, surtout nue. Que, bien sûr, l'oeuvre d'art est le reflet de son auteur, en tout cas pour Donnersmarck... et pour moi aussi, qu'on puisse soutenir le contraire m'a toujours semblé pur sophisme ; et d'ailleurs, que l'oeuvre d'art soit le reflet de son auteur n'a rien de réducteur. Qu'en trois heures, le réalisateur évoque, survole, condense brillamment trois décennies d'histoire particulièrement troublées, tout en parvenant à nous donner le sentiment du temps qui passe. Qu'on peut lui reprocher une certaine ambiguïté : dans son film, le médecin SS, dont certaines façons de penser et d'agir sont haïssables (il est l'un des responsables du programme eugénique qui a, entre autres, coûté la vie à Elisabeth, la jeune tante de Kurt), échappe jusqu'à la fin à la punition suprême. Enfin que, selon la philosophie du film, le peuple allemand - industrieux, cultivé, courageux jusqu'au sacrifice, parfois aussi, hélas, crédule, obéissant et conformiste jusqu'à la sottise - ne s'est relevé d'un destin fatal qu'en purifiant, autant qu'il est possible, sa nature et son histoire par l'expression artistique (mais je crains, ici, de n'avoir pas entièrement capté la logique du message de Donnersmarck).
J'espère en tout cas vous avoir transmis l'idée que le film est bon, bien meilleur que ce que la critique professionnelle en dit généralement, et que pour moi, ces trois heures non seulement valaient tout à fait la peine d'être vues, mais qu'elles ont été un vrai plaisir, intellectuel et visuel.


Post-Scriptum. Je vois, à la réflexion, une autre interprétation de ce titre paradoxal (L'oeuvre sans auteur) qui résume la réponse que fait Barnert / Richter à un des nombreux journalistes présents à la conférence organisée pour la presse d'art lors du vernissage de la première grande exposition de ses oeuvres, soirée sur laquelle se clôt le film. Elle vaut ce qu'elle vaut... Pendant toute la période (une quinzaine d'années) où Barnert a peint sous régime communiste, il avait un professeur qui l'appréciait, qui le poussait, qui croyait en lui et dont une des idées directrices était qu'un peintre, par ex. Picasso, se perdait quand, au lieu d'exprimer les misères et souffrances du peuple, il se mettait, pour des raisons égoïstes (financières), à n'exprimer que son "Ich, Ich, Ich". Barnert aimait beaucoup ce professeur, au point de lui laisser en 1961 une lettre justifiant son passage à l'Ouest et le remerciant de tout ce qu'il lui avait appris. C'est sans doute dans le droit fil de l'enseignement de ce professeur de Berlin-Est que, lors du vernissage de son exposition de 1966, Barnert / Richter déclare aux journalistes que son oeuvre est sans auteur (elle n'est pas une expression de son ego, de son "Ich, Ich, Ich", mais celle des souffrances et misères de sa famille : sa chère tante Elisabeth morte gazée, ses deux oncles abattus sur le front Est, ses parents écrasés sous les bombes ou suicidé par pendaison, et par delà celle-ci, de tout un peuple aveuglé, abusé, exterminé), en tout cas sans auteur particulier (car c'est une oeuvre commune à tous, pour ainsi dire communiste).
On peut donc voir, dans l'oeuvre du peintre Kurt Barnert (Gerhard Richter) comme dans le film de Florian Henckel von Donnersmarck, une volonté de réhabilitation du peuple allemand.

Fleming
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le 30 juil. 2019

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