Au générique, une montagne. Un bloc de neige compact, à peine mobile, éternellement renouvelé, et qui dissimule des abîmes vertigineux. En contrebas, en ville (Lausanne, même si le film ne s'attarde pas sur les détails géographiques), le calme inquiétant d'un lac, la nuit. Quelque part dans les sommets qu'habite en quasi-otarcie Marc (Mathieu Amalric), à l'exception de sa soeur (Karin Viard) avec laquelle il partage, entre autres, le chalet isolé, un trou béant et apparemment sans fond, où les choses (une chaussure, des cadavres) qui y sont projetées ne renvoient aucun écho. Marc est exactement à l'image de ce décor magnifiquement filmé : un homme-neige, sur lequel tout glisse, opaque, blanc, infini, sans profondeur. Un paysage uni, escarpé et dangereux mais uni, et totalement insondable. Une page blanche.

Car Marc, avant de devenir le prof de littérature d'un pédantisme puant et hautain qu'il est, était un écrivain raté, un échec. Alors il remplit cette page blanche qu'est sa vie et son inspiration comme il peut : il s'entoure presque malgré lui de femmes fatales (outre sa soeur avec laquelle il entretient une relation pour le moins ambigüe, une belle-mère éplorée incarnée idéalement par la silhouette longiligne et fantomatique de Maïwenn et bientôt une élève et fille du caïd du coin plutôt insistante jouée avec sa ferveur et sa pétulance habituelle par Sara Forestier), et s'est fait une réputation de Don Juan auprès des jeunes étudiantes qui peuplent sa fac aux grandes parois translucides glacées et oppressantes. La dernière en date, c'était Nadia. Ou Emma. Marc ne se souvient plus, il essaie de la réveiller le lendemain matin, mais elle reste inerte, ne veut pas se lever. Dans son bureau, ensuite, un inspecteur de police lui rend visite : Barbara, puisque c'était Barbara, a disparu. Mais Marc ne se souvient sincèrement plus.

L'Amour Est Un Crime Parfait (adapté de Incidences, un roman de Philippe Dijan que je n'ai malheureusement pas lu) peut alors débuter sa petite et géniale entreprise : fonder tout entier son récit sur l'errance de Marc la page blanche, dont chaque souvenir semble s'effacer en même temps qu'une couche de neige fraîche en recouvre une autre, et qui vit sa vie comme Bunuel écrit L'Age D'or, que Marc montre émerveillé à ses étudiants, dans une sorte d'amnésie créatrice sans liant ni cohérence, de processus automatique et instinctif où chaque décision est dictée par le désir viscéral ou le plaisir esthétique.

Ce choix d'une narration amnésique en symbiose totale et déroutante avec les mouvements hagards et hasardeux de son protagoniste n'est pas la moindre audace des Larrieu, qui ont vite fait de transcender l'esthétique compassée d'un banal polar à énigme (alors même que leurs précédents films, par exemple les moyens Peindre Ou Faire L'Amour ou Le Voyage Aux Pyrénées, versaient précisément dans un exercice de style plutôt balisé), pour proposer un vertige opaque, insaisissable, où chaque geste, chaque expression, chaque parole sont à la fois monstrueusement triviaux et/ou auto-conscients (les petites mises en scène grotesques du faux-iconoclaste de professeur qu'est Marc), et baignent dans un mystère cryptique et anxieux absolument saisissants. Tous ces détails sont capturés dans des cadrages et des décors uniformément géométriques d'une étrangeté prompte à aliéner le quotidien. Et en cela, le film dépasse de loin son contrat de petit policier autour d'une banale disparition pour devenir comme une réactivation tout à fait brillante et alerte de la plus pure tradition du film noir : rendre étrangers les visages les plus familiers (Mathieu Amalric dans le rôle de l'intellectuel bobo, quoi de plus confortable pour un spectateur français?), en les plongeant dans une ambiance de fantastique insidieux et indécis, où tout soudain dépasse l'entendement. On pense alors presque à Hitchcock, tendance Vertigo ou Marnie, ou plus modestement mais pas moins brillamment aux pastiches hitchcockiens joueurs et savamment ironiques de De Palma.

Dès lors que le film fait le pari courageux d'immerger complètement, à l'image de son personnage, le spectateur dans cette quasi-abstraction, dans ce régime de faits et gestes incompréhensibles et qui dépassent l'intention, alors il peut vraiment, et les Larrieu l'ont merveilleusement compris, saisir l'esthétique du film noir comme une fascinante matière première qui, mélangée au décor totalement aberrant et hypnotique de cette ville lacustre enneigée, devient pure créatrice de symboles obsédants (et qu'est-ce qu'un bon polar poisseux sinon un générateur efficace de motifs inquiétants?) : un talon rouge égaré sous un lit, un ours empaillé surgissant dans le cadre, les volutes de fumée qui jaillissent constamment des cigarettes dont s'empiffrent Marc et les autres...

"Le point virgule est mort", explique avec son habituelle pédanterie Marc à Annie (Sara Forestier) en corrigeant sa rédaction. Il ne croit pas si bien dire : le film passe son temps à tuer méthodiquement la ponctuation, pour délivrer cette espèce de noir idéal, dépouillé, aussi pur que le blanc de la neige suisse. Alors les Larrieu retrouvent presque la vigueur rare du maître de ce néo-noir aux limites de l'abstraction mentale : David Lynch. Lui aussi cherchait déjà dans des arrêts sur image inquiétants et obsessionnels (l'oreille coupée de Blue Velvet, la caméra de surveillance de Lost Highway, le visage inerte et plastifié de Laura Palmer...) un geste mystérieux, tranchant, si simple qu'il en devient incompréhensible...une épure de film noir. Il s'en faut vraiment de peu pour que L'Amour égale ces superbes standards : l'impression malgré tout tenace d'être plus chez Houellebecq que chez Chandler, et le retour du rebondissement un peu factice au moment du dénouement.

Pourtant même cette conclusion redoutée déçoit à peine, tant elle a le mérite, tout en demeurant un brin trop explicative pour ne pas trahir la magnifique opacité du reste, de révéler encore une autre facette inattendue de ce film aux mille attraits. Après avoir subi une dernière trahison, la manipulation de trop, Marc arrive au moment de sa dernière tentative d'écrivain. Il commence par se lancer nerveusement dans une grande période ampoulée (pas si loin de celles qui envahissent mon texte), qu'il ne cesse de biffer pour recommencer laborieusement. Puis brusquement il barre, et écrit cette sentence définitive qui donne idéalement son titre au film : "l'amour est un crime parfait". Le film devient alors in extremis le récit à la fois éminemment romantique d'un fou amoureux, et d'un écrivain qui se trouve, en toute quiétude, enfin en comprenant la grâce d'une phrase simple et trouble. Or, les Larrieu eux-mêmes n'aspirent à rien d'autre qu'à retrouver la beauté de ce style sans ratures, sans ponctuation, sans tambour ni musique, concis et tranchant, où le film noir, enfin débarrassé de ses entrelacs narratifs artificiels, peut arriver à sa seule et unique vérité épurée, celle qu'il ressasse depuis son invention : la puissance incompréhensible de l'amour et du désir, et l'idéal morbide de la perfection du crime. D'où cette mort salutaire du point-virgule comme geste pur et radical, où renaît la splendeur opaque du noir, sans emberlificotements superficiels, sans labeur explicatif . Là est toute l'altitude étonnamment majestueuse de ce parfait thriller de montagne : on s'attend tout du long à du sang éclaboussant la neige et au vacarme assourdissant de la résolution, mais au lieu de cela on n'aura jusqu'au bout, et c'est infiniment plus grisant et fascinant, que du blanc sur du blanc et toujours le calme inquiétant d'un lac, la nuit.
jackstrummer
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le 23 janv. 2014

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jackstrummer

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