Ce sont de doux portraits de lieux avant d’être de magnifiques récits de personnages, c’est cette alliance-là, cette faculté de fondre l’un dans l’autre et d’en extraire une vitalité qu’on dirait rohmérienne dans le langage critique, mais qui dégage sa propre unité, qui me séduit, me ravit chaque fois que je vais voir un film de Guillaume Brac : Un monde sans femmes puis Tonnerre et maintenant L’île au trésor. Trois beaux titres, magnifiques sitôt accolés tant ils ouvrent ensemble sur un espace de merveilleux que regorge chacun de ces récits, évoluant à priori dans des circuits domestiques.


 Merci Guillaume, d’avoir su capter cette respiration propre à l’île de loisirs de Cergy (jadis parmi mes repères adolescents, aujourd’hui simple refuge dominical pour des balades avec mes enfants) puisque l’on ressent la tendresse et la nostalgie de ce lieu, on touche à une familiarité qu’on voit si rarement au cinéma, sinon dans les causses de Guiraudie ou le Sèvres, de Mikhael Hers. Si je cite ces deux cinéastes c’est parce qu’ils sont parmi ceux qui me font le plus rêver dans les salles à l’heure actuelle. Et leur séduisante confidentialité m’évoque celles de Guy Gilles ou Jacques Rozier, en leur temps.
Si le fait de croiser ces endroits si familiers dans une salle de cinéma, trouble autant que bouleverse, forcément, il me semble que le film propose bien plus qu’une simple visite guidée pour initiés. J’ai beaucoup voyagé devant L’ile au trésor. Sans doute parce qu’il est un terrain malléable magnifiquement propice à la fiction. Si le carton introductif cite Stevenson « Je ne sais pas s’il y a un trésor, mais je gage ma perruque qu’il y a de la fièvre ici » ce n’est pas uniquement pour faire joli et justifier le choix du titre : Ce sont toutes ces petites trouées de fiction et d’aventures qui nourrissent le documentaire.
Ici, deux petits garçons jouent à faire les pirates avec leurs sabres/bouts de bois, avant qu’ils ne citent toutes les couleurs qui les entourent, s’abandonnent à une partie de cache-cache ou escaladent un chemin escarpé pour surplomber l’île. Là, un garçon travaillant à la base depuis plusieurs années, raconte son besoin d’appréhender chaque moment avec une dose de danger, la surprise et l’adrénaline. C’est lui qui initie les deux épopées à la tombée de la nuit, échappant aux surveillances des vigiles, à l’intérieur de la pyramide ou en haut du pylône de téléski nautique.
Il y a aussi ceux qui racontent des parcelles de leur vie, avant leur arrivée en France. Ce père de famille d’origine afghane qui raconte ses heures sombres à Kaboul, comment il a échappé à la mort, avant de faire le parallèle entre ces réunions familiales aux étangs de Cergy et les instants de paix en Afghanistan. Il y a ce vieil homme qui a connu les lieux avant qu’on en fasse une base de loisirs, qu’on en fasse payer l’entrée et qu’on en interdise la baignade hors des lieux surveillés. Aujourd’hui, il se baigne discrètement, avec les cygnes.
Il y a aussi ces groupes d’ados fraudant l’entrée, abandonnant leurs fringues au pied d’un arbre du côté plus sauvage de l’île en se frayant un chemin à travers la rivière à kayak et les feuillages, pour rejoindre la plage. Mais il y a aussi ceux qui ne vont plus sur le sable pour se tremper et préfèrent, surtout parce que c’est interdit, détourner l’attention des vigiles et choisir le plaisir éphémère de sauter de la passerelle.
De manière générale, le film parle beaucoup d’interdictions et d’enfermement, aussi bien dans les récits qui le nourrissent, à l’image de celui de Bayo, le veilleur de nuit d’origine guinéenne, que dans la topographie du site, ses frontières, ses espaces de liberté que les caméras de surveillance viennent briser. Jolie scène lorsque les deux personnages les plus innocents (les deux garçons) se retrouvent devant un grand panneau d’interdictions et s’amusent à les énumérer. Il y a cette gravité sous-jacente en permanence, tandis que le film assume aussi entièrement sa légèreté. Mais on trouvait déjà ceci dans Un monde sans femmes et Tonnerre, qui étaient d’adorables bulles secouées par d’infimes mais émouvants tremblements de terre.
C’est un film vivant. Qui navigue entre tous les genres et se le permet avant tout parce qu’il est un documentaire. Avec un sens du romanesque qui convoque récit d’exploration, élans romantiques, saillies burlesques (le muppet-show formé par les deux gestionnaires de la base de loisirs, les tentatives de drague en rafale) et respiration mélancolique – avec cette lumière qui change en fonction des saisons, cette plage qui se vide, qui se remplit, ces lapins qui font leur terrier sous le bassin, ces nuits inquiétantes ici, excitantes là.
C’est comme si Les naufragés de l’île de la tortue avait fusionné avec L’ami de mon amie. Et en même temps c’est évidemment pas du tout ça. Mais je fais le pari qu’un jour, ce film, que j’aime déjà énormément, comptera autant pour moi que le Rozier et le Rohmer. Merci, Guilaume Brac.
JanosValuska
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le 6 nov. 2018

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