Balzac était passé par la littérature, dans le Chef-d’œuvre inconnu, pour questionner le processus alchimique de l’inspiration en peinture ; Jacques Rivette, en l’adaptant, transpose cette passionnante question à l’écran, et livre un essai radical sur le processus de création à l’écran.


Même s’il prend soin de forger un récit et d’introduire précisément les enjeux du duo à venir, Rivette sait précisément ce qu’il cherche à montrer. Sur les quatre heures du film, quelques pauses se ménageront entre les poses, permettant à la comédie humaine ses habituelles intrigues, certaines un peu superflues, entre le lien à l’amant, à sa sœur, à l’épouse ou au marchand d’art, tous un peu responsables de cette coalition pour provoquer un regain d’activité chez le peintre vieillissant. Le contraste est saisissant, et sans doute voulu, entre ces dialogues affectés, cette pose théâtrale et les séances durant lesquelles la mise à nu sera nécessaire.


La longueur du film se justifie surtout par la quête du cinéaste déterminé à filmer la naissance des formes à travers l’ébauche et l’esquisse réalisées en temps réel. Les premières séquences s’attachent surtout à suivre la main du peintre dans l’abstraction de ses gestes, le crissement de la plume sur un papier qui résiste, en un amas de lignes qui, progressivement, convergent vers la figuration. Le contrechamp attendu sur le modèle n’a presque jamais lieu, Rivette lui préférant le regard du peintre, le dialogue devenant celui des yeux du peintre avec son support, la femme qui l’observe étant effectivement réduite à l’état d’objet formel.


Fascinante approche qui n’a même pas encore été confrontée à la nudité, puisque ce premier croquis représentait le visage de la femme habillée. La suite jouera d’un dévoilement progressif. Le corps nu de Marianne sera à nouveau surtout représenté sous les traits du peintre, au point que le spectateur attend de pouvoir confronter cette représentation à l’image frontale et immédiate que le cinéma pourrait lui offrir, souvent différée, voire cadrée différemment et offerte lentement par un zoom arrière.


En accord avec cette lente conquête des formes, le duo prend ses marques : elle par sa résistance qui montre son corps avec défi et le cache brusquement dès que la séance est terminée, lui dans la brutalité avec laquelle il la manipule, jusqu’à l’inévitable inversion des rôles où la fragilité de l’artiste nourrit la force du modèle qui à son tour lui donnera une place, renouvelant le rapport à un corps qui ne figure plus, mais exprime. Lorsqu’elle se confie, Marianne irradie l’invisibilité que cherche à capter Frenhofer. L’affirmation de sa personnalité nourrit paradoxalement le vampire en face d’elle, problématique soulignée par le témoignage de Liz, l’épouse qui dix ans auparavant s’est abimée dans la même expérience.


Le rôle du cinéaste, pygmalion hors champ qui dirige le ballet, est de ce point de vue réellement fascinant. Le cadre distribue la présence à l’écran, dévoile la splendeur magnétique d’un corps et la manière dont la raideur de la pose peut laisser place à la l’éclat d’un geste spontané, les repentirs et la quête acharnée du peintre à faire surgir une éternité de cette perfection mouvante.
Chacun aura à y perdre. A l’inverse du feu qui concluait la nouvelle de Balzac, c’est la pierre qui mure ici le récit : la postérité du monument est en un sens atteinte, mais elle et de l’ordre d’une intimité telle qu’elle devra rester dérobée aux regards. Le retour à la vie, et à d’autres masques, est une nécessité paradoxale : l’art, indispensable, aura permis le dévoilement et la libération de l’artiste et son modèle, mais la Vérité nue ne pourra être vue en face que subrepticement. Car l’éternité frontale est, proprement, inhumaine, et ne peut nourrir nos consciences que par fragments, par rencontres éphémères qui effraient, abiment, fascinent et aident à avancer dans la comédie continue et rassurante de nos existences.


(7.5/10)

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le 12 janv. 2021

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Sergent_Pepper

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