"On va faire le bien... ça nous changera"

La Cérémonie est considéré comme l'un des meilleurs Chabrol et il m'avait en effet enthousiasmé à sa sortie. 25 ans plus tard, intéressant de voir si c'est toujours le cas ?


Pas tout à fait. Ce qui garde toute sa force, c'est le personnage de Sophie : rêche, gauche, malhabile au départ, répondant par d'étranges "je sais pas" ou "j'ai compris", elle s'ouvre à la vie au contact de la postière. On la voit rire, mais aussi s'affirmer face à ses "maîtres". Sa détermination à ne pas livrer son secret (même à sa copine), les stratagèmes dont elle use pour se tirer de toutes les situations sans avouer sa tare, tout cela est assez passionnant à suivre, et Chabrol ménage un bon suspense. Du côté de Sophie, tout le film tourne autour de ce lourd secret. Et lorsque Mélinda osera prononcer le mot "analphabète", Sophie deviendra impitoyable. Oui, ce personnage est vraiment le plus passionnant, et Bonnaire l'habite avec une belle intensité (cf. la scène où on lui annonce qu'elle est virée, la force de son regard).


Jeanne incarne le gros défaut du film à mes yeux : son côté caricatural. Elle déteste les riches et les tourne en dérision, ose tout, c'est même à ça qu'on la reconnaît. Huppert en fait des tonnes, c'est parfois drôle comme dans la scène où elle balance derrière son dos les fringues du couple âgé. A d'autres moments moins percutants. Globalement j'ai trouvé ce personnage un peu forcé.


Mais la grosse caricature, c'est bien sûr la famille Lelièvre. Méprisants et condescendants, sous des dehors bienveillants : ce portrait m'a semblé très appuyé. Le père qui a des principes et est fou de musique classique, la mère qui veut surtout la paix, les enfants dans leur petit confort... Là aussi, j'ai trouvé cela assez forcé. A l'image des premiers dîners, où l'on parle de "boniche" tout en s'offusquant du mot. A l'image de la scène où le père dit très fort qu'il ne veut pas que Sophie fouille dans ses papiers. A l'image de la mère qui était toute gentille mais qui, bien sûr, ne supporte pas que Sophie soit partie de son propre chef.


Tout cela est très attendu, de même que les opprimées qui aident au Secours Catholique et que les bigotes et le curé à ce Secours Catholique : chacun est bien dans ses cases. Or, tous les bourgeois n'aiment pas la musique classique, et dans les associations d'aide aux démunis on trouve aussi des riches. Chabrol, paresseusement, nous sert un peu ce qu'on attend, nous conforte dans nos idées reçues. Je suis toujours réticent lorsque je sens la satire un peu trop appuyée, et c'est souvent le cas chez Chabrol - même si le sommet du genre est atteint par Chatilliez dans le très peu drôle La vie est un long fleuve tranquille.


Le film souffre aussi de quelques faiblesses :
- Le soleil du soir qui apparaît sur Mélinda au téléphone lorsqu'elle parle de sa grossesse m'a semblé assez artificiel.
- Jacqueline Bisset joue souvent faux, Cassel est parfois un brin caricatural.
- Quelques invraisemblances, comme la photo de Sophie dans le journal, que Jeanne avait conservée... sans la connaître !... ou le fait que Sophie ne sache pas utiliser une télécommande (un analphabète sait tout de même lire des signes sur des boutons). Et puis une postière qui ouvre les lettres et les paquets, c'est aussi moyennement crédible....
- L'histoire des deux meurtres de Jeanne et Sophie, si je comprends qu'ils scellent leur amitié par le secret qu'ils leur imposent, "charge" inutilement le récit, qui aurait été selon moi plus fort en restant centré sur l'analphabétisme de Sophie. Idem pour l'ex-femme du père, à la réputation sulfureuse : tout cela charge beaucoup la barque, on frise l'indigestion pour employer un vocabulaire qui sied au bon vivant qu'était Chabrol.


Mais il y a aussi quelques belles idées :
- La scène où c'est Mélinda qui met les mains dans le moteur alors que Jeanne lui rétorque que, elle, "elle préfère la poésie" (notons aussi le petit temps d'attente avant de redémarrer la voiture quand Mélinda le lui demande : une façon de dire "c'est moi qui commande").
- L'importance des passages de barrières blanches, comme Chabrol prend soin de nous le montrer dans le bonus du DVD.
- La façon dont Chabrol montre comment la frontière entre bien et mal est brouillée chez les deux femmes ("on va faire le bien... ça nous changera") : elles basculent du mauvais côté aussi bien au Secours Catholique que chez les Lelièvre ; assez subtil, et s'oppose au personnage du père qui, lui, n'est que principes (sa colère devant les lettres ouvertes par Jeanne, ou sa réplique : "le chantage, ça, non").
- La scène vénéneuse dans la cuisine entre Mélinda et Sophie, où Chabrol distille une ambiguïté concernant Mélinda : est-ce qu'elle sait depuis le début que Sophie ne sait pas lire ? Tout cela (les lunettes qu'on désigne, qu'on met, etc.) n'est-il que jeu pervers ? Et ce "les gens comme vous" est un véritable couteau remué dans la plaie.
- Le rôle de la petite télé dans la chambre de Sophie, lieu de refuge comme d'évasion, qui répond au grand écran des Lelièvre ; il fait aussi partie de l'humiliation, tant la façon de regarder (ou pas) la télé est un marqueur social... et l'on note que Sophie est par terre devant la télé lorsqu'on lui signifie son licenciement.
- Et puis encore la toute fin, où la police se rend sur place pour l'accident de Jeanne, ignorant le meurtre, et l'enregistrement qui le dévoile : astucieux.


Les dialogues sont finement ciselés. Par exemple, lors du premier dîner dans la cuisine où la mère annonce qu'elle a trouvé une "bonne", on lui demande si elle est belle. Elle répond : "je n'ai pas bien fait attention, mais... elle n'est pas monstrueuse". Or on sait qu'elle va s'avérer monstrueuse. Jean Genet, dont la pièce Les Bonnes a inspiré ce film, disait que ses bonnes étaient "des monstres... comme nous tous", faisant passer l'idée que le monstre est en chacun de nous. Ainsi cette boutade de la mère joue-t-elle sur un double niveau, le langage courant (une simple façon de dire qu'elle n'est pas moche) et le langage caché (dont la suite va dévoiler toute l'ironie). Un peu plus tard, le père dit qu'il ne voit rien d'infamant à parler de bonne à tout faire car "qui peut s'en vanter ?" On va découvrir, d'une part que cette bonne ne peut pas "tout faire" puisqu'elle ne sait pas lire, d'autre part qu'elle peut vraiment "tout faire", à un point que ce bourgeois bien pensant ne soupçonne pas...


Enfin, bien sûr il faut décrire toute la cérémonie, scène assez magistrale :
- Jeanne tout excitée qui joue à la guerre dans la remise avec tout ce qu'elle trouve sous la main.
- La visite de l'étage, avec le chocolat qu'on pisse littéralement sur le lit, puis les habits qu'on déchire, scène qui renvoie aux vêtements jetés par dessus l'épaule évoquée ci-dessus.
- Le plan en plongée oblique sur la famille hypnotisée devant la télé, qui traduit la domination des deux copines sur les "maîtres".
- Les renvois du Don Giovanni à l'écran avec ce qui se joue (une étoffe à terre, une arme avec laquelle on vise).
- Puis, de nouveau dans la remise, le fusil, que Sophie charge (avec la savoureuse réplique de Jeanne "tu vas le casser"' : casser un fusil lorsque l'on chasse est précisément un moyen d'éviter des accidents).
- Enfin, le massacre, sec comme un coup de trique.
Juste après, un peu moins convaincant : le coup de fusil dans les livres, bof, on retrouve le côté gros sabots, et puis aucune sidération ou presque chez les deux femmes, j'ai trouvé ça un peu énorme.


Chabrol déclarait avec son habituel sourire malicieux que La cérémonie était un film marxiste. Vraiment, la chronique sociale à la Balzac qui fait sa réputation n'est pas, à mes yeux, le plus réussi - je préfère Buñuel dans ce registre. Non, ce qui est poignant, c'est ce personnage de Sophie : certes, elle s'est libérée au contact de Jeanne, on le voit dans sa coiffure comme dans son attitude. Mais, le drame achevé, elle reste seule : on sent son infinie solitude comme une chape de plomb lorsqu'elle quitte la maison des Lelièvre. La cérémonie est avant tout un film sur la non possession du langage, et la violence intérieure que cela suscite : le massacre final n'en est que la traduction en actes. Jeanne, la postière, n'est que l'accoucheuse de cette violence, la sage-femme, toute fofolle qu'elle est.


Une réussite, c'est certain, malgré quelques faiblesses. Sans compter que le film a la vertu de me rappeler que "Il court il court le furet" est une contrepèterie !


Signalons pour conclure que le métrage de Chabrol peut aussi être lu comme une lecture féminisée du grand film de Richard Brooks, De sang froid. Sans parvenir à l'égaler. Un chef d'oeuvre ? Non, tout de même pas. J'étais sans doute moins critique il y a 25 ans. Normal, sans doute.


7,5

Jduvi
7
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le 8 janv. 2021

Critique lue 426 fois

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Jduvi

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